Pensions : une réforme idéologique qui fragilise le système qu’elle prétend sauver

Après des mois de déclarations alarmistes suivis d’un silence prolongé durant la consultation « Schwätz mat ! », le Gouvernement a finalement présenté sa vision du futur système de pension. Le long processus consultatif, censé orienter les décisions, débouche toutefois sur des mesures qui s’éloignent sensiblement des demandes formulées par les parties prenantes, laissant penser que l’exécutif tenait surtout à faire prévaloir sa propre ligne.

L’augmentation contrainte des périodes d’assurance nécessaires pour l’ouverture du droit à la pension anticipée en est un exemple frappant : cette piste, largement marginale durant la consultation, est l’élément central de la réforme des pensions mise en avant par le Gouvernement. Même si certaines dispositions ont été atténuées sous pression sociale – le Gouvernement voulait d’abord augmenter la durée de stage nécessaire de 5 ans –, l’orientation générale demeure critiquable pour son manque de sens social.

Revue des mesures de la réforme

Parmi les mesures phares adoptées par le Gouvernement, il convient de mentionner :

  • L’allongement obligatoire de la carrière pour les départs anticipés pour les personnes sans 40 années de périodes d’assurance obligatoires (« 40 années de travail » pour simplifier) ;
  • La hausse du taux global de cotisation à 25,5 %, répartis équitablement entre salariés, employeurs et État ;
  • La création d’un abattement fiscal pour encourager le maintien en activité des assurés éligibles à la pension anticipée ;
  • L’augmentation du plafond déductible pour les contrats d’assurance prévoyance-vieillesse.

Dans son ensemble, le projet de loi ainsi conçu s’avère largement insatisfaisant : non seulement son rendement financier est maigre – notamment comparé au coût sociétal important –, mais la majorité des mesures proposées présentent un effet quasi nul sur l’équilibre du régime tout en engendrant une charge fiscale supplémentaire non négligeable.

Seule la hausse du taux de cotisation, qui répartit l’effort entre les ménages, les entreprises et l’État, constitue une mesure pertinente et prometteuse sur le plan financier. En effet, il s’agit d’une mesure avec un impact direct et conséquent sur les recettes du système de pensions.

Bien que les ressources qui en résultent soient loin d’être suffisantes pour garantir à terme le financement du régime général, il s’agit d’une option avec un effet direct positif : le régime général voit ses recettes augmenter de 6,25 %, tandis que les dépenses de l’État pour les régimes spéciaux diminuent d’un peu moins de 20 millions d’euros en raison d’une participation accrue des agents publics[1].

Prolongation de la carrière professionnelle – quand l’objectif statistique vaut plus que le bon sens

En revanche, toutes les autres mesures – dont notamment l’allongement des carrières – n’auront qu’un effet marginal, voire nul, sur la pérennité financière du système général d’assurance pension.

En effet, en raison du mode de calcul des pensions, le prolongement de la carrière diminuera non seulement la durée de perception de la pension, mais augmentera, mécaniquement, le montant de celle-ci. Ceci est d’autant plus important que les majorations proportionnelles dites « échelonnées », réformées en 2012, entraînent – à partir d’un certain seuil – une progression plus que proportionnelle de la pension[2].

Une prolongation de la carrière professionnelle ne se limite donc pas à une réduction des dépenses de la CNAP du fait qu’elle retarde le versement d’une pension, mais la pension de montant plus élevé a un effet haussier des dépenses. L’impact net sur les finances de la CNAP dépend de plusieurs facteurs :

  1. de l’année de départ – la formule de calcul évoluant selon la législation applicable,
  2. du montant de la pension qui aurait été perçue en cas de départ immédiat – et ainsi du montant épargné par la CNAP,
  3. du niveau de salaire lors du prolongement – facteur qui influence la hausse de la pension du fait du prolongement,
  4. ainsi que de la durée d’espérance de vie en pension – facteur qui influence la durée pendant laquelle l’assuré bénéficierait de la hausse de pension liée au prolongement.

Prenons l’exemple d’un salarié percevant, en fin de carrière, un salaire brut mensuel moyen de 5 000 euros. Si cet assuré décide de ne pas faire usage de son droit de pension anticipée, estimons-la à 3 000 euros, alors l’effet immédiat est que la CNAP épargne 12*3 000 euros, soit 36 000 euros, par année de report de la pension anticipée. Toutefois, pour chaque année de prolongation de la carrière professionnelle,  la pension mensuelle de l’assurée est augmentée d’environ 140 euros[3]. Or, à partir de la 21e année de pension, l’assuré aurait absorbé la « perte » de pension liée au report. Toute espérance de vie supérieure – notons qu’elle peut être estimée à environ 25 ans à l’âge de 60 ans actuellement, tendance à la hausse[4] – signifierait que les dépenses de la CNAP sur l’ensemble de la durée de pension soient plus élevées du fait de la prolongation de carrière.

Il ne s’agit ici d’aucun cas atypique ou exceptionnel, mais bien d’une règle qui se confirme à l’analyse de nombreux autres exemples : il semble relativement évident que la  prolongation de la carrière professionnelle conduit à une hausse des dépenses de pensions.

Ce renchérissement des dépenses n’apparaît pas dans les projections publiées dans le cadre de la réforme, en raison d’une hypothèse unique : que le marché du travail « absorbe » totalement la prolongation des carrières via une création nette d’emplois et crée ainsi une hausse des recettes. Cette hypothèse reste, pour le moins, fragile.

Est-il vraiment plausible de considérer que le maintien en activité des seniors ne limite en rien les perspectives d’embauche pour d’autres groupes, qu’il s’agisse des jeunes, des frontaliers ou des immigrants ? Peut-on raisonnablement penser que les entreprises continueront à recruter au même rythme et dans les mêmes délais, alors même que leurs collaborateurs âgés prolongent leur carrière professionnelle ?

Sans ce supplément de recettes provoqué par une croissance supplémentaire de l’emploi, l’effet financier pour le régime est nul – mettant en lumière deux éléments :

  1. à vrai dire, ce n‘est pas la prolongation de la carrière qui, dans le cadre de la réforme, peut avoir un impact financier positif, mais bien la croissance d’emploi qu’elle engendre selon les hypothèses du Gouvernement ;
  2. si cette hypothèse ne venait pas à se confirmer, la réforme du Gouvernement aggrave la viabilité financière du système de pension.

La question se pose : que se passera-t-il si l’allongement des carrières, au lieu de dynamiser, comprime les recrutements et laisse inchangé le niveau de l’emploi, et donc des recettes, alors même qu’il fait naître un nouvel enjeu : le chômage des jeunes ?

Même si l’on admettrait qu’il n’existe pas de correspondance parfaite entre seniors actifs en plus et jeunes chômeurs supplémentaires, il est difficilement défendable que l’impact est nul.

Pourquoi persister dans une réforme aussi controversée, si au fond elle risque de ne pas apporter de résultats concrets pour la consolidation du régime ? Quel sens donner à une mesure qui, malgré son coût social évident, ne garantit aucunement la pérennité des finances du système ? Pourquoi contraindre les assurés à prolonger leur carrière professionnelle, en l’absence d’une perspective claire sur le financement durable du régime ?

Faut-il en conclure que le gouvernement tient pour acquis que ses hypothèses se réaliseront inévitablement ? Ou bien cette orientation découle-t-elle d’une conviction idéologique : toute hausse de l’espérance de vie impose, quoi qu’il advienne, un allongement de la vie professionnelle, peu importe l’impact effectif sur les finances du système ? S’agit-il d’une posture dictée par la comparaison internationale ou d’une politique menée davantage par principe que par réelle nécessité sociale ou financière ?

Il faut aussi garder à l’esprit que la prolongation des carrières engendre des coûts indirects : absences pour maladie accrues parmi les plus âgés, chômage de longue durée plus fréquent, périodes d’inactivité aussi bien pour les seniors n’ayant pas encore accès à la retraite que pour les jeunes dont l’insertion est retardée. Ainsi, même si la mesure venait à être bénéfique pour les finances de la CNAP, cet effet se ferait, au moins en partie, au détriment d’autres branches de la protection sociale.

À l’incertitude sur le rendement financier s’ajoute d’ailleurs la problématique du coût social important d’une prolongation contrainte des carrières – sachant qu’il s’agit d’une mesure populairement fortement rejetée. Jusqu’où repousser la durée d’activité sans provoquer une crispation susceptible de menacer la cohésion sociale et la confiance dans les institutions ?

Cerise sur le gâteau : cadeau fiscal 1, cadeau fiscal 2

Outre ces points relevant de l’assurance pension au sens strict du terme, le paquet de mesures du Gouvernement inclut aussi deux éléments fiscaux qui, malgré un coût certain, n’ont qu’un effet marginal, voire nul sur les finances du système de pension.

La première mesure prévue est l’introduction d’un abattement de maintien dans la vie professionnelle, permettant d’alléger l’impôt dû par ceux qui renoncent temporairement à la retraite anticipée pour poursuivre leur activité professionnelle. Certes, une telle mesure pourrait être efficace afin de maintenir en emploi les salariés et ainsi d’augmenter le taux d’emploi des 55-64 ans, mais il est questionnable dans quelle mesure le coût lié à la mesure est justifiable au vu de la pérennisation du système de pension.

En réalité, et comme développé précédemment, le simple fait de prolonger la carrière professionnelle, même de manière volontaire, n’engendre lui-même qu’un rendement limité voire nul pour la CNAP. Subventionner au surplus ce prolongement – à travers un abattement fiscal – revient à générer un coût pour les finances publiques, sans réel effet sur la viabilité du régime. Si l’objectif de la mesure est véritablement celui des finances de la CNAP, et non celui d’augmenter le taux d’emploi des 55 – 64 ans pour les seules statistiques comparatives, la mesure est à considérer comme profondément inefficace.

Selon les données de l’Inspection générale de la sécurité sociale (IGSS)[5], plus de 40 % des assurés cotisants-actifs déjà éligibles à une pension anticipée reportent leur départ d’au moins six mois, avec un report de trois ans en moyenne. Tous ces profils profiteraient par la suite de l’abattement, ce qui suggère un important effet d’aubaine sachant qu’il s’agit de bénéficiaires qui auraient prolongé leur carrière indépendamment de cette incitation fiscale.  Afin d’identifier l’effet net de la réforme a posteriori pour en juger la pertinence économique, il faudrait donc absolument identifier les assurés qui prolongent leur carrière du fait de cette mesure – et non simplement les bénéficiaires de l’abattement.

Si l’objectif est véritablement d’assurer l’équilibre du régime général, il serait infiniment plus cohérent et efficace d’affecter directement à la CNAP les montants qui sont aujourd’hui mobilisés sous forme de dépenses fiscales. Plutôt que de multiplier les dispositifs coûteux à l’efficacité douteuse – un transfert budgétaire explicite serait plus bénéfique pour la viabilité du système en évitant de générer d’effet d’aubaine.

La deuxième mesure fiscale, visant à relever le plafond déductible des contrats de prévoyance-vieillesse – de 3 200 à 4 500 euros par personne –, est même davantage absurde. Cette dépense fiscale, qui échappe totalement au régime général d’assurance pension – puisqu’elle ne génère ni recettes supplémentaires, ni économies pour la CNAP – profite exclusivement à ceux disposant de ressources suffisantes pour investir dans de tels plans de pension privée.

Dans une logique de pérennisation du système de pension et d’une gestion budgétaire  cohérente, il serait bien plus rationnel de transférer directement les sommes perdues au titre des dépenses fiscales au régime général : cela renforcerait effectivement la soutenabilité du système, sans créer une dépense fiscale inefficiente d’un point de vue social et financier.

À titre subsidiaire, il s’ajoute que, si le Gouvernement considère réellement qu’il existe un potentiel pour mobiliser l’épargne individuelle pour les pensions, plutôt que de subventionner fiscalement la capitalisation privée, il serait nettement plus pertinent de permettre une allocation de ces ressources dans le financement du système public de pensions – sans multiplier les soutiens à un système privé qui ne profite pas à l’équilibre financier du régime général.

Conclusion

Dans cette réforme, une seule mesure va réellement dans la bonne direction : la hausse du taux de cotisation, et encore, obtenue sous la pression de la rue plutôt que par conviction politique. Le reste des mesures tire, en réalité, le système à rebours de l’objectif de la pérennité financière.

L’allongement de la carrière, présenté comme une évidence « de bon sens » face à la progression de l’espérance de vie, ne génère quasiment aucun gain pour la CNAP et peut même alourdir la facture à long terme, pour un coût sociétal considérable, tant la mesure est massivement rejetée. L’argument selon lequel cette prolongation serait bénéfique pour le système repose en réalité sur une hypothèse implicite de croissance accrue de l’emploi : au bout du compte, ce ne serait pas le fait de prolonger sa carrière qui financerait le régime, mais une hausse de la croissance nette d’emplois supposée découler mécaniquement du fait de garder les seniors plus longtemps au travail – une hypothèse fortement incertaine et contestable.

Dans ces conditions, l’injonction à « travailler plus » , combinée à la promotion des pensions privées par le biais de nouveaux avantages fiscaux, ne relève plus d’une politique visant à garantir le financement du système de pensions public, mais d’une orientation politique profondément idéologique : accorder toujours plus d’espace aux pensions privées afin de rendre « acceptable » l’affaiblissement du système public et « embellir » les statistiques de l’emploi des personnes âgées pour les comparaisons internationales au mépris du bon sens et de l’acceptabilité sociale.


1. La participation de l’État dans le financement des pensions des régimes spéciaux passerait d’environ 70,3 % à 69,0 %.

2. À titre d’exemple, une personne qui à l’âge de 60 ans et 35 ans de travail, prolonge sa carrière professionnelle d’une année, sa partie proportionnelle de retraite augmente de 1,8 % au simple titre des majorations proportionnelles échelonnées. À cet élément s’ajoute encore l’augmentation « normale » de la pension.

3. Pour un départ en 2025, l’effet haussier s’élève à 130 euros, tandis que pour un départ en 2052 l’effet haussier s’élève à 150 euros. En 2025,  les majorations proportionnelles échelonnées expliquent un tiers de cette hausse, tandis qu’en 2052 elles sont responsables pour presque la moitié de la hausse.

4. Pour 2052, elle peut être estimée à 30 ans.

5. Cahier statistique N°20 – novembre 2024, Les départs en retraite de 2011 à 2023, « 43,2% des nouveaux pensionnés qui ont eu la possibilité de reporter leur départ en retraite le font effectivement. » (p.31).