La santé est un droit fondamental et un pilier de la solidarité collective. Pourtant, le système de santé se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins. Sous couvert de « modernisation » et de « qualité », les logiques marchandes gagnent du terrain et les investisseurs privés annoncent leur arrivée dans le secteur. Ces initiatives soulèvent des questions essentielles quant à son avenir.
Une dérégulation déguisée ?
L’Association des médecins et médecins-dentistes (AMMD) a résilié la convention avec la Caisse nationale de santé (CNS). Cette rupture vise principalement une déréglementation « sélective » du métier et une prise de contrôle sur les prestations et leur tarification. En d’autres termes, il s’agit d’obtenir moins de supervision et plus de liberté dans la fixation des prix. Ces revendications profiteront-t-elles vraiment aux patients et à tous les médecins ?
L’association défend une libéralisation contrôlée (oxymoron ?), où le conventionnement ne serait plus un droit automatique, mais un privilège accordé à certains, au risque d’écarter les concurrents jugés indésirables. Cette approche, loin de garantir la transparence, ouvre la porte à un système opaque, où certains médecins pourraient être exclus. On est bien loin de la liberté d’exercer tant mise en avant par ses instigateurs. De son côté, le conventionnement automatique, garant d’un terrain de jeu équitable, est remis en cause.
Vers une médecine à deux vitesses ?
L’absence de cadre conventionnel expose les patients, déjà vulnérables par leur état de santé, potentiellement à des risques liés à des thérapies non validées ou non remboursées. Ceci remet également en cause l’égalité d’accès aux soins, pourtant garantie par le système actuel. De plus, dans une logique marchande, le risque est grand de voir privilégier les prestations les plus coûteuses, maximisant ainsi les marges des prestataires au détriment de l’intérêt des patients.
Sans tarifs fixes et connus de tous, les patients risquent de subir les lois du marché. Cette revendication émerge alors que le Paiement immédiat direct (PID), initialement critiqué par la profession pour sa transparence, facilite l’accès aux soins. Grâce au PID, les assurés savent exactement ce qui est remboursé par la CNS, leur participation, et surtout, les suppléments facturés par le médecin. Ce dernier point déplaît à bon nombre de médecins puisqu’il peut mener à des échanges inconfortables avec leurs patients en quête d’explications.
Sous prétexte d’accélérer l’accès à des traitements « innovants », l’autonomie autoriserait les médecins à fixer des prix sans contrôle, forçant les patients à renoncer à des soins ou à se tourner vers des assurances privées coûteuses. L’association mise sur les assurances complémentaires pour absorber ces hausses tarifaires, oubliant que tout le monde n’a pas les moyens de souscrire à de telles complémentaires santé. Pire, ces assurances pourraient réviser leurs modalités et augmenter leurs prix si elles sont davantage sollicitées. Une médecine à deux vitesses se profile, où l’accès aux soins dépendra davantage du portefeuille que des besoins réels.
Pourtant, l’AMMD insiste sur la nécessité de maintenir un conventionnement minimum, mais sur mesure, garantissant une entrée d’argent stable. On ne veut pas tuer la vache à lait, mais on affaiblit délibérément les garde-fous du système solidaire actuel. Déconventionner, mais pas trop. Libéraliser les prix, mais pas trop non plus, surtout quand cela touche au porte-monnaie de la profession. Pour ce qui est des finances de la CNS et du porte-monnaie des assurés, les réflexions sont moins poussées.
Les cabinets de groupe : une solution ou un piège ?
En parallèle, l‘accord de coalition du gouvernement entend « exploiter tout le potentiel des soins ambulatoires » pour « décharger les hôpitaux » et créer « des incitations à la promotion des cabinets de groupe ». Ces deux objectifs tiennent davantage du jargon financier que de la vision de la santé en tant que bien public. Ces incitations, sans détails sur les intentions réelles, laissent planer le doute. S’agit-il d’améliorer l’accès aux soins ou plutôt de privatiser le secteur ?
Sur le papier, les cabinets de groupe pourraient améliorer l’accès aux soins. La mutualisation des ressources des médecins pourrait permettre une meilleure coordination entre professionnels et une réduction des coûts pour ces derniers. Mais cette organisation ouvre aussi la porte à des dérives, surtout si elle n’est pas strictement réglementée. Sous couvert d’efficacité et de rationalisation, ces structures pourraient favoriser les logiques de profit menaçant les principes d’équité et d’universalité.
La concentration de pratiques médicales au sein de ces entités, si elle n’est pas strictement encadrée, risque de transformer la médecine en un marché, où la recherche du profit éclipse la vocation première du soin : répondre aux besoins de tous, sans distinction. L’externalisation de certaines prestations, surtout les moins risquées et les plus rentables, au détriment des hôpitaux, est également soulevée.
La médecine sous l’emprise de la logique startup
Ces cabinets de groupe pourraient également servir de cheval de Troie à des investisseurs ou des professionnels dont l’objectif est la rentabilité plutôt que la qualité des soins. L’exemple de la « Findel Clinic » est révélateur. Pour ses investisseurs éclectiques, il s’agit davantage d’une « plateforme » inspirée des startups étrangères que d’un projet médical. Les médecins sont relégués au rôle de partenaire indépendant, et les patients, des clients.
Dans l’esprit collectif, les startups se présentent comme des acteurs innovants, porteurs de solutions modernes. Malheureusement, leur modèle économique repose principalement sur une quête de croissance et de rentabilité à court terme, privilégiant l’expansion rapide plutôt qu’un modèle durable. Ces entreprises sont dépendantes des investisseurs, et soumises à une pression constante pour générer des profits, parfois au détriment de la qualité du service, donc des soins.
Dans le cycle de vie d’une startup, l’objectif principal des investisseurs est la revente de l’entreprise à un grand groupe ou son introduction en bourse. Ces opérations enrichissent principalement les investisseurs, tandis que les partenaires/médecins, les clients/patients et les institutions, comme la CNS, en retirent peu de bénéfices. Pire, cette course à la rentabilité peut conduire à une médecine à deux vitesses, où les prestations les plus lucratives sont privilégiées, laissant de côté les soins moins rentables, mais tout aussi essentiels.
Vers l’ubérisation des professionnels de santé ?
La plateforme médicale « Findel Clinic » veut également s’appuyer principalement sur des médecins recrutés à l’étranger. Elle reproduit les dérives de l’uberisation, et ironie du sort, des cabinets dentaires décriés par l’AMMD. Dans ces structures, les médecins « indépendants » importés se retrouveraient soumis à des propriétaires des locaux et des équipements qu’ils utilisent, sans les protections d’un statut de salarié.
De plus, ces cabinets privés se déchargent des responsabilités sur les médecins, tout en captant la valeur financière générée par leur travail. Cette précarisation peut conduire à une baisse des revenus pour les médecins, tout en augmentant les coûts pour les patients. Cette relation ressemble davantage à une forme de servitude qu’à un échange équilibré.
Dans ce contexte, la qualité des soins risque d’être sacrifiée en faveur de la rentabilité, et les professionnels de santé et la prestation de soins de devenir les variables d’ajustement d’un système qui privilégie les profits. Et ce n’est pas en écartant les acteurs externes et les investisseurs que les dérives des groupes médicaux risquent d’être définitivement écartées, puisque le regroupement de certains médecins plus fortunés pourrait mener au même type d’entités.
Vers une médecine solidaire ou marchande ?
La Caisse Nationale de Santé (CNS) joue un rôle central dans la régulation du système de santé luxembourgeois. Elle garantit l’accès aux soins pour tous et contrôle la qualité des prestations. Il n’est pas étonnant que les initiatives visant à l’affaiblir se multiplient, portées surtout par des acteurs qui y voient un obstacle à leur expansion et à leur enrichissement.
La médecine n’est pas un commerce, comme le rappelle le code de déontologie médicale du Collège Médical du Luxembourg. Pourtant, la tentation de la marchandisation est forte, portée par ces acteurs qui voient dans la santé un marché à conquérir et dans le système public une ressource à exploiter. Face à cette tendance, il est urgent de renforcer la régulation pour garantir que les innovations médicales servent l’intérêt général, et non les profits privés.
L’accès aux soins pour tous doit rester une priorité absolue. La solidarité, principe fondateur du système de santé, ne doit pas être sacrifiée sur l’autel de la rentabilité. Il est de notre responsabilité collective de veiller à ce qu’elle reste accessible à tous, et que tous les professionnels qui la font vivre puissent exercer leur métier dans des conditions dignes. L’avenir de la médecine ne doit pas être dicté par les lois du business, mais par celles de l’éthique et de la solidarité.
Références
Dr Alain Schmit, « Personne n’est contre la solidarité, mais le système devrait se moderniser », Le Quotidien, 17 novembre 2025. Lien
Association des Médecins et Médecines du Luxembourg (AMMD), Communiqué : Résiliation des conventions, novembre 2025. Lien
Collège Médical du Luxembourg, Code de déontologie des professions de médecin et de médecin-dentiste, 2013.
Gouvernement luxembourgeois, Accord de coalition 2023-2028: « Lëtzebuerg fir d’Zukunft stäerken », 2023.
RTL Infos, « Nouvelle convention avec la CNS : L’AMMD veut conserver le modèle solidaire », RTL Luxembourg, 25 novembre 2025. Lien
RTL Today, « Improving cooperation: New Findel Clinic: Founders want to improve access to medicine », RTL Luxembourg, 25 novembre 2025. Lien