Deux perspectives sur les difficultés des ménages face au logement : taux d’effort et déprivation multidimensionnelle

La problématique liée aux conditions de logement et à leur coût revêt une importance cruciale pour la compréhension des conditions de vie des personnes se situant dans la tranche inférieure de la répartition des revenus. Cette question est d’autant plus préoccupante au Luxembourg en raison de la forte augmentation des prix des logements et des loyers au cours des dernières années, en particulier pour les nouveaux contrats de location. Malgré une baisse des prix de vente depuis 2023, les loyers, quant à eux, ont fortement augmenté et, pour de nombreux résidents, en particulier les locataires, le fardeau financier lié au logement pèse de plus en plus lourdement sur leur budget annuel.

Trois ménages sur cinq sont actuellement soit locataires au tarif du marché, soit remboursent un prêt hypothécaire

En 2019, parmi les quelque 250 000 ménages privés résidant au Luxembourg, 67% étaient propriétaires de leur logement. Parmi eux, un peu plus de la moitié remboursaient encore un prêt hypothécaire, représentant ainsi 34% de l’ensemble des ménages. Les autres ménages se répartissaient entre les locataires, dont certains payaient un loyer au prix du marché (25%), d’autres bénéficiant de loyers à tarif réduit (6%). Enfin, un petit pourcentage de ménages logeait gratuitement (2%).

Un taux d’effort en continuelle augmentation

Depuis un certain nombre d’années, parmi les nombreuses études de l’Observatoire de l’Habitat, une partie s’intéresse et examine le taux d’effort du logement des ménages et son évolution selon un certain nombre de caractéristiques telles que les modes de résidence, le niveau de vie (Leduc et al., 2021[1]; 2020[2]), la composition familiale (Leduc et al., 2022[3]), l’ancienneté dans les logements[4]. Cet indicateur, qui met en lumière la capacité des ménages à accéder et à maintenir leur logement, mesure le rapport entre les coûts liés au logement, englobant les paiements hypothécaires ou le loyer, ainsi que les dépenses courantes habituelles des ménages (électricité, chauffage,…), et le revenu disponible du ménage (selon la définition d’Eurostat[5]). Communément, le seuil de 40% du taux d’effort pour le logement correspond au seuil au-delà duquel le coût du logement représente une charge très lourde pour le ménage parce qu’il risque d’être en incapacité de rembourser son prêt ou de payer son loyer avec les charges liées au logement. En 2019, 34,5% des ménages locataires du marché privé allouaient plus de 40% de leur revenu au paiement de leur loyer (plus charges), alors qu’ils n’étaient que 25% en 2016. La progression a été moins perceptible parmi les propriétaires avec emprunt dans la mesure où 24% étaient dans cette situation en 2019 contre 21,3% en 2016.

Les diverses études et analyses de l’Observatoire de l’Habitat ont révélé que les hausses continuelles des prix immobiliers et des loyers ont eu un plus grand impact sur les ménages propriétaires remboursant un emprunt, mais surtout sur les locataires du marché privé, en particulier les moins favorisés. En 2019, les premiers ont enregistré un taux d’effort de 29,5 % (28,5% en 2016), tandis que pour l’ensemble des locataires au tarif du marché, il a atteint 37,3 % (31,8% en 2016). En outre, en plus de supporter un taux d’effort plus élevé, ces ménages locataires ont également connu une augmentation plus significative (17,5%) de ce taux au fil du temps par rapport aux propriétaires remboursant un emprunt (moins de 4%). Selon le niveau de vie des ménages, la charge liée au coût du logement peut atteindre jusqu’à 50 % du budget pour les 21 000 ménages locataires les moins aisés et 43 % pour leurs homologues propriétaires ayant encore un emprunt à rembourser.

Evolution du taux d’effort moyen par mode d’occupation de 2016 à 2019

Champ : ménages privés résidant au Luxembourg au moment de la collecte, hors ménages logés gratuitement et locataires à taux réduit. Source : EU-SILC 2016-2019.

Cependant, si cet indicateur est un outil précieux pour les chercheurs, les gouvernements, et les décideurs politiques, en servant par exemple de base à l’élaboration de politiques et de lois en matière d’accessibilité au logement[6], il comporte également quelques limites. En effet, en résumant en une seule valeur numérique les problèmes complexes liés à l’accessibilité au logement, il amène à négliger des facteurs nuancés qui affectent les ménages individuels et ne tient pas compte des conditions de vie, et de la qualité ou de l’état du logement, qui sont des aspects essentiels de l’accessibilité globale. C’est pourquoi ces analyses sur le taux d’effort ont été récemment complétées par une étude sur la déprivation cumulée liée au logement, se concentrant plus spécifiquement sur l’accumulation de problèmes que les ménages peuvent potentiellement rencontrer.

Des conditions de logement plus précaires pour les locataires les moins aisés

Utilisé pour compléter le taux d’effort et adopter une approche multidimensionnelle aux problèmes de logement pour les ménages, cet indicateur de déprivation permet de mieux comprendre les conditions de logement dans leur ensemble pour les personnes les moins favorisées, plutôt que d’examiner chaque dimension séparément. En outre, cette méthodologie peut fournir une évaluation synthétique à la fois de l’incidence et de la gravité de la privation de logement au sein de la population (voir Aaberge, Peluso, Sigstad, 2019 pour plus de détails[7]). Par ailleurs, en le décomposant en fonction du niveau de vie des ménages, l’indicateur de déprivation permet de mieux comprendre les défis et les facteurs de risque associés aux problèmes de coût du logement auxquels les différentes catégories de ménages sont spécifiquement confrontées.

Comme pour le taux d’effort, l’indicateur de déprivation cumulée liée au logement présente plusieurs avantages, qui dépendent de divers facteurs, notamment le contexte spécifique dans lequel l’indice est utilisé, la qualité des données disponibles et la méthodologie appliquée.  Dans le contexte luxembourgeois, il offre tout d’abord une évaluation plus complète de la privation de logement en prenant en compte plusieurs facteurs, offrant ainsi une bonne vue d’ensemble des conditions de logement. L’utilisation de l’enquête EU-SILC offre la possibilité de comparer les régions et les pays, permettant ainsi d’évaluer les disparités et de s’inspirer des politiques de logement réussies ailleurs. Du fait de sa fréquence annuelle, cette enquête permet de suivre l’évolution temporelle, d’évaluer l’effet des politiques et des interventions, et de repérer les tendances en matière de privation de logement. Il permet également de fournir aux décideurs et aux parties prenantes une mesure quantifiable de la déprivation liée au logement et peut contribuer à apporter des solutions aux problèmes de logement les plus pressants, en guidant ainsi les interventions vers les régions et les populations qui en ont le plus besoin. Cependant, certaines limites existent. Par exemple, la nature déclarative des questions sur le logement dans l’EU-SILC repose sur l’auto-évaluation des ménages, sans possibilité de vérification objective, rendant les réponses sujettes à une certaine subjectivité. Ainsi, il n’est pas toujours possible de déterminer objectivement si un logement est insuffisamment chauffé ou si un quartier est particulièrement bruyant. Par ailleurs, l’indicateur utilisé ici ne couvre pas forcément tous les aspects de la privation de logement, laissant de côté des facteurs importants tels que l’accès au réseau de transport.

Pour créer cet indice de déprivation cumulée par quintile[8] de revenu équivalent, diverses variables liées au logement et disponibles dans l’EU-SILC ont été sélectionnées, pondérées et agrégées en une valeur numérique binaire. De nombreuses versions de cet indicateur peuvent exister, mais l’indicateur utilisé ici comprend 12 éléments sur le logement, classés en 3 thèmes :

– concernant le logement lui-même :

  • vivre dans un logement surpeuplé ;
  • l’existence de fuites de toit, des murs/planchers/fondations humides ou de la pourriture dans les cadres de fenêtres ou les planchers ;
  • ne pas avoir la capacité de maintenir une température adéquate dans le logement ;
  • ne pas avoir de baignoire ou de douche dans le logement ;
  • ne pas avoir de toilette à l’intérieur du logement ;
  • vivre dans un logement trop sombre, avec un éclairage insuffisant.

– concernant le quartier de résidence :

  • vivre dans un logement d’où il est possible d’entendre du bruit (des voisins ou de la rue) ;
  • habiter dans un quartier avec de la pollution, de la saleté ou d’autres problèmes environnementaux ;
  • habiter dans un quartier emprunt à la criminalité, la violence ou le vandalisme.

– concernant les problèmes financiers liés au logement :

  • connaître des arriérés de prêt hypothécaire ou de loyer ;
  • connaître des arriérés sur les factures d’eau, de gaz ou d’électricité ;
  • ne pas pouvoir se permettre de remplacer les meubles usés.

Une première analyse de ces différents problèmes pris un à un montre que le principal défi en matière de logement rencontré, en 2019, par les ménages locataires les moins favorisés est de nature financière, avec plus de 45% d’entre eux exprimant leur incapacité à remplacer des meubles usés. En deuxième position, 31,9% d’entre eux mentionnent le fait de vivre dans un logement surpeuplé[9]. Ensuite, près de trois ménages sur dix (27,8%) estiment que leur logement se trouve dans un quartier bruyant. Enfin, le quatrième problème le plus couramment signalé (24,1%) concerne les fuites ou l’humidité dans le logement.

Les autres locataires sont généralement proportionnellement moins susceptibles de faire face à l’ensemble de ces problèmes ; bien que les quatre principaux problèmes rencontrés soient les mêmes que ceux de leurs homologues moins favorisés, mais dans un ordre différent. Ainsi, la principale difficulté rencontrée par ces locataires est le fait de vivre dans un quartier bruyant (19,2%). Ensuite, bien qu’ils soient deux fois moins nombreux que les locataires moins favorisés, 13,2% d’entre eux signalent le fait de vivre dans un logement surpeuplé. En ce qui concerne l’incapacité à remplacer des meubles usés, 12,9 % de ces locataires se trouvent dans cette situation. Enfin, 12,7 % connaissent des fuites ou des problèmes d’humidité dans leur logement, et 12,6 % estiment vivre dans un quartier pollué.

Part des ménages privés résidant au Luxembourg rencontrant une difficulté liée à leur logement selon le type de difficultés et le mode d’occupation des ménages (2019)

Source : EU-SILC 2019. Champ : ménages privés résidant au Luxembourg au moment de la collecte. Note : Q1 signifie que les ménages locataires du marché privé appartiennent au 1er quintile de niveau de vie. Q2 à Q5 concernent les ménages locataires du marché privé appartenant aux quintiles 2, 3, 4 et 5 de niveau de vie.

L’analyse globale et cumulée des difficultés liées au logement révèle que près de 36% des ménages locataires au prix du marché déclarent ne pas éprouver de problèmes avec leur logement en 2019[10]. Les locataires les moins favorisés apparaissent sous-représentés, avec seulement 22,6% d’entre eux déclarant être dans cette situation, contrairement aux autres locataires (42,2%).

Lorsque les ménages reconnaissent rencontrer au moins une difficulté liée au logement, environ un tiers des locataires du premier quintile de niveau de vie en signalent une seule, tandis que 47,1% en rencontrent au moins deux, en encore 12,2% en identifient au moins cinq. En comparaison, les autres locataires du marché privé sont deux fois moins susceptibles de rencontrer au moins deux problèmes (23,3%), et moins de 2% d’entre eux font état d’au moins cinq problèmes liés au logement simultanément.

Part des ménages privés résidant au Luxembourg selon le cumul de problèmes liés au logement et le mode d’occupation (2019)

Source : EU-SILC 2019. Champ : ménages privés résidant au Luxembourg au moment de la collecte. Note : Q1 signifie que les ménages locataires du marché privé appartiennent au 1er quintile de niveau de vie. Q2 à Q5 concernent les ménages locataires du marché privé appartenant aux quintiles 2, 3, 4 et 5 de niveau de vie.

Parmi les difficultés liées au logement, certaines se manifestent plus fréquemment que d’autres et peuvent varier en fonction des groupes de ménages. Par exemple, parmi tous les problèmes, les deux qui surviennent le plus fréquemment lorsque les ménages ne rencontrent qu’un seul problème sont l’incapacité de remplacer les meubles usés (43,9 %) et le surpeuplement (29,4 %) pour les locataires les moins favorisés, tandis que pour les autres locataires, ce sont le bruit du voisinage (19,7 %) et le surpeuplement (18,6 %).

Lorsque les ménages sont confrontés à deux problèmes simultanément, les combinaisons de difficultés les plus fréquentes diffèrent également en fonction du type de ménage. Par exemple, pour les locataires les moins favorisés, les combinaisons les plus courantes incluent :

  • le surpeuplement et l’incapacité à remplacer les meubles usés (27,9%) ;
  • les problèmes de fuites et d’humidité et l’incapacité à remplacer les meubles usés (18%) ;
  • le bruit de la rue ou des voisins et l’emplacement dans un quartier pollué, sale ou présentant d’autres problèmes environnementaux (10,6 %).

Les autres locataires, quant à eux, sont davantage touchés par :

  • le bruit de la rue ou des voisins et la pollution (ou autres problèmes environnementaux) dans leur quartier (16,3 %) ;
  • le bruit de la rue ou des voisins et la délinquance ou violence de leur quartier (8,1 %) ;
  • le surpeuplement et la violence du quartier (7,6 %).

Lorsque les ménages sont confrontés à trois difficultés en même temps, il s’agit le plus souvent d’une combinaison de deux problèmes liés à l’environnement du logement et d’un problème de condition du logement, ou d’une combinaison des trois types de difficultés (condition, environnement et arriérés financiers). Par exemple, les locataires les moins favorisés mentionnent le plus fréquemment des problèmes de surpeuplement associés au bruit du voisinage et à la violence (12 %), tandis que les autres locataires citent plus fréquemment des problèmes de fuites dans le logement, de pollution et de difficultés à remplacer les meubles usés (14,2 %).

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En résumé, l’accès au logement et les coûts qui y sont associés posent d’importants défis pour l’ensemble des ménages, en particulier ceux en situation économique précaire. Au Luxembourg, la problématique de l’accès au logement et les coûts qui y sont associés est d’autant plus préoccupante en raison des prix de l’immobilier et des loyers en constante hausse, risquant d’exclure une partie de la population. La charge financière liée au logement continue de croître, et impacte de manière inégale les résidents luxembourgeois. Cette augmentation pèse particulièrement sur les ménages locataires du secteur privé les moins favorisés, ménages qui, par ailleurs, rencontrent le plus fréquemment et accumulent un certain nombre de difficultés liées à leur logement, quelle que soit leur nature. Pour limiter ce taux d’effort, certains ménages pourraient être prêts à accepter des conditions de logement plus contraignantes, telles que choisir une résidence de taille réduite ou s’éloigner du centre du pays pour bénéficier d’un loyer moins élevé.

Cette situation est le reflet de l’année 2019, mais depuis lors, le contexte économique et social a connu des changements majeurs dus à la pandémie de COVID-19, au conflit en Ukraine et à l’augmentation de l’inflation. Les ménages vulnérables ont été durement touchés par les répercussions économiques et sociales de ces événements, notamment des pertes d’emploi, une instabilité financière et une augmentation des prix, ce qui a pu rendre le paiement des loyers ou des prêts hypothécaires plus difficile, en particulier pour les ménages défavorisés. De plus, l’inflation a accru les coûts liés au logement (comme le coût de l’énergie), et les loyers pour de nouvelles locations ont fortement augmenté depuis le début de 2022. Si ces tendances perdurent, il existe un risque que ces ménages ne puissent plus subvenir à leurs besoins essentiels. Les données de l’EU-SILC pour l’année 2022, qui seront bientôt disponibles, fourniront une perspective supplémentaire sur l’ampleur de ces diverses conséquences pour les ménages.


1. Leduc, K., Lorentz, N., Vergnat, V., Peluso, E., Licheron, J., & Paccoud, A. (2021, Oct 7). Évolution du taux d’effort des ménages résidents du Luxembourg selon leur mode d’occupation et leur niveau de vie entre 2016 et 2019. Ministère du Logement – Observatoire de l’Habitat.

2. Leduc, K., Lorentz, N., & Vergnat, V. (2020, Jul 2). L’évolution du taux d’effort des ménages résidents du Luxembourg selon leur mode d’occupation et leur niveau de vie entre 2010 et 2018. Ministère du Logement – Observatoire de l’Habitat.

3. Leduc, K., Paccoud, A., & Lorentz, N. (2022, Oct 7). Évolution du taux d’effort des ménages résidant au Luxembourg selon leur composition familiale entre 2016 et 2019. Ministère du Logement – Observatoire de l’Habitat.

4. Source : Taux d’effort (%) des ménages résidents selon l’ancienneté dans le mode d’occupation (2016 – 2019) – lien

5. La définition utilisée est celle d’EUROSTAT et le taux d’effort est le rapport entre le coût du logement moins les aides au logement perçues et le revenu disponible du ménage moins les aides au logement perçues. Le revenu disponible est défini comme les ressources financières disponibles pour la consommation et l’épargne du ménage, c’est-à-dire après les impôts et les cotisations de sécurité sociale. La source de données pour les calculs est l’enquête européenne EU-SILC.

6. Loi du 7 août 2023 relative au logement abordable et Loi du 7 août 2023 relative aux aides individuelles au logement.

7. Rolf Aaberge, Eugenio Peluso, Henrik Sigstad, The dual approach for measuring multidimensional deprivation: Theory and empirical evidence, Journal of Public Economics, Volume 177, 2019, 104036, ISSN 0047-2727, https://doi.org/10.1016/j.jpubeco.2019.06.004.

8. Les quintiles de niveau de vie sont une manière de diviser une population en cinq groupes égaux en fonction de leurs revenus ou de leur pouvoir d’achat. Chaque quintile représente 20 % de la population. Le premier quintile regroupe les 20% de la population ayant les revenus les plus bas, tandis que le cinquième quintile regroupe les 20% ayant les revenus les plus élevés.

9. Un ménage est considéré comme surpeuplé s’il ne dispose pas au minimum d’un nombre de pièces égal à une pièce pour le ménage; une pièce pour chaque couple du ménage et une pièce pour chaque personne célibataire âgée de 18 ans ou plus; une pièce par paire de personnes célibataires de même sexe et âgées entre 12 et 17 ans; une pièce pour chaque personne célibataire âgée entre 12 et 17 ans et non reprise dans la précédente catégorie; une pièce par paire d’enfants âgés de moins de 12 ans.

10. A titre de comparaison ils sont 54 % parmi les propriétaires-occupants ayant un prêt hypothécaire.