Quelle place pour le télétravail dans l’après-crise sanitaire ?

Sommes-nous à l’aube d’un monde de travail en évolution ou tout reste-t-il comme avant au Luxembourg ?

Le télétravail s’est largement répandu avec la pandémie de Covid-19, et pendant cette crise les entreprises ont également pu constater que le travail à distance a globalement bien fonctionné.

On pourrait en déduire que le travail à domicile devient “normal”, que les voyages d’affaires se font plus rares et sont remplacés par des conférences téléphoniques ou des vidéoconférences, et que les embouteillages sur le chemin du travail ou de la maison diminuent.

Sommes-nous donc à l’aube d’un monde de travail en évolution ou tout reste-t-il comme avant au Luxembourg ?

Le télétravail comme solution de crise

Le recours au télétravail pendant la pandémie a été particulièrement élevé au Luxembourg par rapport à d’autres pays européens, ce qui s’explique par la situation du Luxembourg en tant qu’économie dotée d’un important secteur tertiaire et d’une main-d’œuvre dont le niveau moyen de qualification est relativement élevé.

Des études européennes (Eurofound) montrent également que le télétravail était déjà une pratique courante dans certains pays, tandis que d’autres ont connu un véritable changement dans leur manière de travailler en raison de la pandémie. Le Luxembourg fait partie du deuxième groupe, ce qui pose la question de savoir si l’expérience de la pandémie a permis de renoncer à la culture de la présence ou si les entreprises et leurs employés retombent dans les anciens schémas.

Bien sûr, de nombreuses entreprises affirment avoir changé et augmenté leur « résilience », au moins pour pouvoir réagir à une nouvelle accélération de la contagion du coronavirus (ou d’un autre agent pathogène) et pour faire face à l’apparition de « clusters » dans leurs locaux. La question est de savoir si ces intentions louables se maintiendront après la pandémie, de manière que les modes de travail changent aussi durablement.

Qui est concerné ?

Dans chaque entreprise potentiellement concernée par le télétravail se pose la question de savoir quelles postes sont « télétravaillables » et quels salariés ont le droit d’en pouvoir bénéficier. A côté de cela il y a les contraintes liées à la fiscalité et à la sécurité sociale des frontaliers[1] non négligeable pour un pays où travaillaient au moins 218.000 frontaliers en 2022 (calculs du Statec du premier trimestre 2022)[2]. En effet, depuis le 1er juillet 2022, les exceptions liées à la pandémie pour les travailleurs frontaliers allemands, français et belges sont terminées, ce qui signifie que les règles en matière d’imposition des salaires et de sécurité sociale pour le télétravail dans le pays de résidence sont à nouveau applicables.

Le problème des limites imposées aux travailleurs frontaliers par les contraintes liées à la fiscalité et à la sécurité sociale ajoute une tâche chronophage au travail des responsables des ressources humaines : ils doivent garder un œil sur ces limites et, si possible, réagir de manière préventive lorsqu’il y a un risque que les salariés les dépassent. Les entreprises seront particulièrement attentives aux contraintes liées à l’affiliation à la sécurité sociale, l’objectif étant d’éviter que les charges sociales n’augmentent, tant pour le salarié que pour l’employeur, lorsque le seuil en vigueur est dépassé.

En ce qui concerne l’impôt sur le salaire, la responsabilité finale incombe au travailleur, même si l’employeur organise la retenue à la source ou informe l’administration fiscale du pays de résidence du télétravailleur de ses jours de télétravail. Rien n’empêche cependant une entreprise qui prend sa responsabilité sociale au sérieux de sensibiliser et de mieux informer les travailleurs dans ce domaine. Et peut-être même de faire appel à un conseiller fiscal pour informer et conseiller les salariés.

Revenons à la question de savoir qui peut et a le droit de faire du télétravail dans l’entreprise. L’accord du 20 octobre 2020 entre les partenaires sociaux sur le télétravail, qui a valeur de loi, stipule d’une part que tant l’employeur que le salarié ont le droit de décider librement s’ils veulent ou non recourir au télétravail sur leur lieu de travail respectif. Il n’y a donc ni droit ni obligation pour les salariés de télétravailler, et c’est à l’employeur de déterminer qui a le droit ou non de le faire dans l’entreprise.

Afin de rester équitable et d’éviter que certains travailleurs ne se sentent traités injustement, ce qui pourrait nuire à l’ambiance de travail, il est conseillé de procéder à une analyse interne, par exemple par le biais d’une enquête ou d’une analyse des postes. Celle-ci permettrait de recenser, par unité organisationnelle, les postes de travail dont les tâches requièrent la présence dans les locaux de l’entreprise à des heures fixes, les postes qui sont partiellement flexibles en termes de lieu et d’horaires de travail et ceux qui peuvent effectuer leur travail de manière flexible et mobile. Cet inventaire permet de déterminer le nombre potentiel de postes de travail qui se prêtent au télétravail.

De cette manière, les salariés sont également impliqués dans les plans. Ensuite, il est conseillé d’élaborer un accord collectif sur le télétravail au sein de l’entreprise, qui détermine quels sont les postes adaptés au télétravail et ceux qui ne le sont pas, et qui fixe les modalités de mise en œuvre du télétravail.

Quelles sont les tendances actuelles ?

Il est difficile de dégager une tendance générale, car les entreprises se distinguent non seulement par leurs tâches et les catégories professionnelles qui y travaillent, mais aussi par leur culture d’entreprise et le degré de confiance qu’elles accordent à leurs employés. Il est évident que dans les entreprises où le management confond le présentéisme avec l’accomplissement du travail, le télétravail continuera à avoir du mal à s’imposer.

En outre, le retour à la normale après la pandémie est encore récent, de sorte qu’il n’existe pas encore de statistiques publiques permettant de savoir si le télétravail est revenu à son niveau d’avant la crise ou s’il est resté un élément important de l’organisation du travail. Afin de simplifier la réflexion sur les évolutions futures, nous nous concentrons sur trois scénarios pour décrire la situation après la crise.

1. La généralisation des bureaux hybrides

Les bureaux hybrides reposent sur le concept selon lequel les employés répartissent leur temps de travail entre leur domicile et leur lieu de travail dans l’entreprise, de sorte que le nombre de salariés travaillant sur place en même temps est réduit. L’idée est de faire l’essentiel du travail concentré en télétravail et d’utiliser les locaux de l’entreprise pour le travail d’équipe et les réunions.

Avec de moins en moins de collaborateurs qui travaillent à temps plein au bureau, une entreprise a besoin de moins d’espace de travail. Cependant, pour des raisons de rentabilité financière, de nombreuses entreprises ne veulent pas en rester là et vont continuer à promouvoir le concept de bureaux « open space », ce qui, comme nous l’avons appris pendant la pandémie, n’est pas optimal pour des raisons de santé.

Deux années de pandémie devraient en effet avoir appris qu’en raison de la persistance du risque de contagion, il n’est pas très conseillé d’installer plusieurs travailleurs dans une salle commune où la distance entre les postes de travail est faible et où le renouvellement régulier de l’air respiré dans la pièce pose problème. De plus, l’organisation des bureaux au sein de l’entreprise en “open space” renforcera plus encore le souhait des travailleurs de passer le plus de temps possible en télétravail, car ils y seront moins dérangés par les bruits et les mouvements de leurs collègues de bureau et pourront plus facilement se concentrer sur leur travail.

D’une manière générale, les entreprises qui emploient des travailleurs du savoir sont de plus en plus nombreuses à réfléchir à des bureaux hybrides, voire à mettre en œuvre un tel concept lorsque les locaux sont de toute façon changés.

2. La prolifération des espaces de coworking

Les espaces de coworking sont des bureaux dans lesquels des indépendants, mais aussi des salariés, peuvent utiliser un bureau quelques jours par semaine ou plus longtemps en échange d’une prestation financière. Contrairement à la location de bureau classique, l’utilisation des bureaux est à la carte et n’est généralement pas permanente – on peut par exemple réserver un bureau pour un seul jour par semaine en dehors des vacances scolaires et le bureau peut ainsi être réservé par d’autres personnes à d’autres dates. En outre, des espaces sont partagés pour les pauses café ou déjeuner, les toilettes ou d’autres services. Cela permet un échange social entre les utilisateurs et évite la solitude du bureau à domicile. Au niveau international, la tendance est que de plus en plus de salariés travaillent dans ces espaces, les grandes entreprises leur mettant même à disposition des bureaux dans des espaces de coworking proches de leur domicile.

Cela pourrait notamment être une solution pour les frontaliers qui sont limités au niveau de leurs quotas de jours de présence en dehors du pays employeur selon le régime fiscal (Belgique : 34 jours ; France : 34 jours ; Allemagne : 19 jours) ou/et le régime de sécurité sociale (pas plus de 25% de jours de travail dans leur pays de résidence). Ainsi, ils peuvent choisir un espace de coworking situé au Luxembourg mais près de la frontière pour gagner en temps de trajet. Peut-être que de plus en plus d’employeurs vont décider de prendre en charge les frais de location de ces espaces. Aujourd’hui déjà, certaines entreprises ont installé leurs propres bureaux satellites dans des lieux proches de la frontière, où elles peuvent faire travailler leurs salariés frontaliers qui vivent directement de l’autre côté de cette frontière. La tendance des frontaliers à travailler dans des bureaux satellites ou des espaces de coworking proches de la frontière, mais du côté luxembourgeois, va probablement encore s’accentuer.

3. Le retour à la normale comme avant

Au cours de l’année 2022, le président-directeur général du constructeur de voitures électriques Elon Musk a fait sensation en exigeant, que ses employés retournent impérativement de leur travail à domicile au bureau, faute de quoi ils devraient chercher un autre emploi. Et Elon Musk a récidivé en imposant la même contrainte aux employés de l’entreprise Twitter qu’il venait d’acquérir. Mais il est en illustre compagnie pour cette décision, puisque des entreprises comme Disney, Uber, Snapchat, IBM ont au moins aussi fortement réduit le télétravail de leurs employés. D’autres sont passés à des formes de travail hybrides ou à un travail permanent à domicile.

Cependant, de nombreux experts s’accordent à dire que les entreprises qui obligent leurs employés à se rendre au bureau perdront des collaborateurs. En effet, la suppression sans alternative du télétravail est un coup dur pour la motivation de la plupart des salariés concernés, quand on sait que de nombreux travailleurs ne voudraient plus se passer de cette possibilité. Selon le Quality of Work Index 2022, la moitié de toutes les personnes interrogées souhaitent une forme de travail “hybride” (et 5% aimeraient travailler exclusivement à domicile), et parmi celles qui ont régulièrement travaillé à domicile au cours de l’année passée, 81% souhaitent même conserver une forme de travail “hybride” (et 9% aimeraient travailler exclusivement à domicile).

Saisir la chance de faire preuve de responsabilité sociale et de maintenir l’attractivité des entreprises luxembourgeoises pour les salariés grâce au télétravail

Rappelons que l’intérêt du recours au télétravail pour la société toute entière est la réduction des déplacements inutiles et de l’embouteillage aux heures de pointe, la réduction de la consommation de l’énergie/carburant, la réduction des émissions dues à la circulation, la limitation de la surcharge des parkings dans des lieux précis, etc.

Pour sa part, l’entreprise optimise son utilisation de l’espace, peut mettre en avant d’autres avantages aux salariés que la voiture de fonction ou les cartes carburants, offre une flexibilité lui permettant d’attirer des profils recherchés et de soigner son image de marque d’employeur responsable et moderne.

Enfin, le travailleur gagne en flexibilité et en possibilités d’améliorer son équilibre entre vie professionnelle et vie privée, évite le stress et la perte de temps sur le chemin du bureau, dispose potentiellement de plus d’autonomie dans son travail, s’autoresponsabilise plus et peut se concentrer plus facilement sur son travail, car les inconvénients liés aux “bureaux paysagers” (manque d’intimité, proximité et bruit) disparaissent. Il ne faut pas non plus sous-estimer les économies de carburant qui peuvent être réalisées en utilisant moins souvent la voiture pour se rendre au bureau, surtout en ces temps difficiles marqués par la guerre en Ukraine et une inflation élevée.

Le succès de la pétition publique n° 2384, ouverte à la signature le 13 juillet et qui a atteint en seulement 24 heures (un record !) les 4.500 signatures nécessaires pour être débattue à la Chambre des députés (à sa clôture la pétition a atteint 13.892 signatures), montre également que les travailleurs apprécient beaucoup ces avantages.

Dans une période postpandémique où de plus en plus de travailleurs envisagent un changement de carrière (un sur quatre selon le Quality of Work Index 2022), l’employeur peut marquer des points en répondant aux attentes de ses salariés. Le maintien de différents modes de travail issus de la crise du coronavirus, comme le fait de pouvoir travailler à domicile jusqu’à deux jours par semaine, en fait partie. Être prêt à le faire peut s’avérer payant si l’on veut attirer et garder une main-d’œuvre motivée et de qualité sur le marché du travail luxembourgeois.

En outre, pour éviter des inégalités entre les travailleurs résidant au Luxembourg et les frontaliers et de limiter ainsi la perte d’attractivité des emplois pour les demandeurs d’emploi étrangers, la politique luxembourgeoise doit aussi mener des discussions avec les partenaires européens afin de prendre des décisions concernant les seuils d’imposition et de sécurité sociale pour le télétravail depuis l’étranger. Un seuil minimal à atteindre pour les activités professionnelles pouvant être exercées en télétravail serait de permettre au moins deux jours de télétravail par semaine, ce qui correspond à 40% des jours de travail et donc à 88 jours de télétravail par an (en supposant 220 jours ouvrés par an).

Pour résumer, il faudra observer à l’avenir combien d’entreprises utiliseront le travail hybride ou le télétravail complet, quelle sera la fréquentation des espaces de coworking le long des frontières et quels seront les seuils minimaux d’imposition et de sécurité sociale pour les travailleurs frontaliers, afin de savoir quelle place le Luxembourg et ses entreprises accorderont au télétravail et à cette opportunité de maintenir l’attractivité des entreprises luxembourgeoises pour les travailleurs ayant des tâches de bureau.


1 Note de l’auteur :

Sécurité sociale : Si l’activité professionnelle physiquement exercée dans leur pays de résidence excède 25% du temps de travail annuel, les salariés frontaliers basculent sur le régime de sécurité sociale de leur Etat de résidence, entrainant des cotisations sociales tant qu’au niveau du salarié que de l’employeur.

Fiscalité : En cas de dépassement d’un seuil de jours de travail en dehors du Luxembourg (seuil de 19 jours pour les résidents allemands, 29 pour les résidents français, 34 pour les résidents belges), le salaire en relation avec l’intégralité des jours travaillés en dehors du Luxembourg est imposable dans le pays de résidence du salarié.

2 Statec (2022). Rapport travail et cohésion sociale 2022 – D’une crise à l’autre : la cohésion sociale sous pression.