La classe moyenne – c’est moi !

La classe moyenne. Voilà une construction sociale à laquelle tout le monde se sent appartenir, mais laquelle personne ne sait définir. Dans une étude du CREDOC[1], des chercheurs ont noté la tendance d’une personne « à déclarer appartenir aux classes moyennes, et cela quel que soit son niveau de revenu ». Le réflexe de se voir faire partie des classes moyennes y est expliqué à la fois par « une certaine myopie [des ménages] sur leur niveau de vie » que par « une certaine réticence à s’afficher en marge de la norme (la norme serait ici la moyenne) ». Même si des chiffres détaillés de cette étude ne sont pas disponibles pour le Luxembourg, la situation n’y doit pas trop diverger. D’après les plus récentes données de l’OCDE, 83% des résidents au Luxembourg s’auto-identifient comme faisant part de la classe moyenne.[2]

Wer bin ich – und wenn ja wie viele?[3]

Mais quelle est donc cette classe moyenne à laquelle autant de gens s’auto-identifient ?

Est-ce cette classe moyenne présentée par John Rawls comme pilier de la justice sociale, avec son potentiel de coopération et de redistribution pour le bien de tous, la classe moyenne qui, d’après Hannah Arendt joue un rôle crucial dans le maintien de la sphère publique et la préservation de la démocratie participative, la classe moyenne comme fondement de la société civile, contribuant à la préservation des droits individuels et à la garantie de la propriété définie par John Locke, ou encore la classe moyenne qui est selon Alexis de Tocqueville l’épine dorsale de la société démocratique, fournissant la stabilité et le bon sens nécessaires à son fonctionnement ?

Ou est-ce que la classe moyenne est plutôt l’intermédiaire instable entre la bourgeoisie et le prolétariat condamnée à disparaître comme l’a définie Karl Marx, la classe qui incarne le mode de vie bourgeois et les valeurs de l’individualisme selon Max Weber, ou encore la classe qui, selon Slavoj Žižek est piégée dans le cycle de la consommation, cherchant un bonheur illusoire dans l’accumulation de biens matériels ?[4]

Notons ces différences parfois fondamentales des définitions de classes moyennes selon les philosophes. Tandis que la stabilité consiste une caractéristique fondamentale des classes moyennes d’après les premiers auteurs (l’on note les expressions de « pilier », de « maintien de la sphère politique et la préservation », de « fondement » et de « stabilité »), l’instabilité semble dominer les classes moyennes selon les deuxièmes (qui définissent les classes moyennes d’ « instable », pris dans un « cycle » qui risque de se « perdre »).

Vu ces appréciations parfois très divergentes des classes moyennes, l’on ne sait définir, une fois pour toutes, la classe moyenne d’un point de vue philosophique. Comment peut-on alors définir délibérément qui appartient à cette fameuse classe moyenne qui est autant représentée dans le débat public ?

Or, en sociologie, les classes sociales sont déterminées en fonction d’une multitude de caractéristiques, à savoir des catégories socioprofessionnelles, du capital culturel, du capital social, des origines ou/et encore du niveau de richesse des individus. Il existe donc un enchevêtrement de critères définisseurs qui permet certes d’être plus précis dans la définition de classe sociale, mais qui rend la définition d’une grande classe moyenne quasiment impossible. Ce n’est donc la sociologie qui permet de clore le débat sur les classes moyennes.

Sans aucun doute, la définition de classe moyenne peut être vue comme sujet complexe qui suscite de nombreux débats et interrogations. Il n’existe d’unanimité à ce sujet, ni dans le débat politique, ni d’ailleurs dans la sphère scientifique, sociologique et philosophique. Au contraire, vu le nombre de définitions et d’emplois du terme de « classe moyenne », il est certes plus juste de parler des classes moyennes au pluriel, plutôt que de la classe moyenne au singulier.

Malgré ce concept flou, l’on ne cesse d’entendre des discours de « classes moyennes à la dérive[5] », de la « classe moyenne oubliée[6] », du « Mëttelstandsbockel[7] », de la « classe moyenne sous pression[8] », de la « classe moyenne achevée par la mondialisation[9] » ou encore, pendant chaque campagne électorale, de la classe moyenne qui mérite des allégements fiscaux. Mais, de qui parle-t-on ?

Des définitions philosophiques et sociologiques à la définition économique

En se rapprochant de la question des classes moyennes d’un point de vue économique, l’on peut dresser une définition, parmi une multitude de définitions possibles, de la classe moyenne en se penchant sur le critère de « richesse » des ménages. Toutefois, même en se penchant uniquement sur le poids économique des individus pour déterminer s’ils appartiennent à la classe moyenne ou pas, la définition des classes moyennes reste loin d’être simple.

En effet, il existe deux principes scientifiques très différents pour déterminer les classes moyennes en se penchant sur le niveau de la richesse des ménages.

Certains chercheurs définissent la classe moyenne comme étant l’ensemble de ménages se situant dans certains déciles de richesse[10]. Selon cette définition, la classe moyenne est constituée d’une part de x%, définie à l’avance, de la société et elle reste constante tout au long des années. L’avantage de cette définition est que l’on peut situer la classe moyenne au milieu de la distribution des richesses, sans définir ex ante les seuils de revenus pour appartenir aux différentes classes. Dans Bigot et al. (2012)[11] par exemple, sont considérés comme appartenant à la classe moyenne tous les ménages du quatrième au huitième décile de la distribution. De cette manière, les auteurs définissent que la classe moyenne est constituée de 60% de la population qui se situe au juste milieu de la distribution.

En revanche, une autre manière de définir la classe moyenne consiste à considérer comme appartenant à la classe moyenne tous les ménages avec un niveau de vie qui dévie d’une certaine ampleur du niveau de vie médian de la population totale. Selon ce deuxième principe, le chercheur ne définit pas ex ante la taille de la classe moyenne, mais il définit les bornes de richesse supérieures et inférieures, basées sur la richesse médiane, pour qu’un individu ou un ménage appartient à la classe moyenne. Dans OECD (2019)[12] et Atkinson et al. (2011)[13], est défini comme appartenant à la classe moyenne tout ménage qui a un niveau de vie entre 75% et 200% du niveau de vie médian.

L’avantage de ce deuxième principe définisseur est que la part des ménages qui appartient à la classe moyenne dépend de la distribution du niveau de vie : plus les ménages se rassemblent au centre de la distribution, plus il y a de ménages qui seront définis comme appartenant à la classe moyenne, tandis qu’une population fortement polarisée n’a qu’une faible classe moyenne. En outre, avec ce deuxième critère, une analyse plus dynamique est possible pour analyser l’évolution de la taille de la classe moyenne au fil des années. Cette deuxième définition garantit aussi une certaine ressemblance prédéfinie des ménages de la classe moyenne en ce qui concerne la variable d’intérêt, tandis que pour la première définition des ménages avec des niveaux de richesse très différents pourraient être rassemblé dans la classe moyenne[14].

La classe moyenne de niveau de vie

Comme précédemment décrit, il n’est pas possible de parler d’une seule classe moyenne puisque la définition de celle-ci est basée sur une multitude de variables socioéconomiques, qui ne peuvent être toutes prises en compte. Toutefois, en se rapprochant de la question d’un point de vue économique, il est possible de construire une définition économique de la classe moyenne à partir du niveau de vie des ménages[15]. En retenant la définition de OECD (2019) et de Atkinson et al. (2011), la classe moyenne de niveau de vie sera définie par la suite comme étant l’ensemble des ménages avec un niveau de vie entre 75% et 200% du niveau de vie médian.

Sur base de cette définition, avec quel niveau de vie appartient-on donc à la classe moyenne au Luxembourg ? Or, en 2019, dernière année pour laquelle l’on dispose du niveau de vie des ménages, le revenu disponible équivalent médian annuel s’élève à 41 192 euros[16] ; appartiennent alors à la classe moyenne tous les ménages qui ont un niveau de vie entre 30 894 euros et 82 384 euros en cette année. En euros de septembre 2023, ces limites inférieures et supérieures pour appartenir à la classe moyenne s’élèvent respectivement à 37 772 euros et 100 724 euros[17]. Concrètement, un ménage constitué d’un couple avec un enfant est, selon la définition retenue, considéré comme appartenant à la classe moyenne tant que son revenu annuel net disponible se situe en septembre 2023 entre 67 989 et 181 304 euros. Un ménage monoparental avec un enfant par contre se situe dans la classe moyenne si son revenu disponible se situe entre 49 103 et 130 942 euros.[18]

Tableau : La classe moyenne – c’est qui ?

Données : Luxembourg Income Study (LIS) Database http://www.lisdatacenter.org (Juin 2023) ; graphique et calculs : Auteur

Avec ces seuils et plafonds de classe moyenne définis, 61,4% des ménages appartiennent à la classe moyenne de niveau de vie en 2019. En revanche, la classe supérieure représente 9,1% des ménages au Luxembourg et la classe inférieure en représente 29,5%.[19]

Une fois définie, la classe moyenne peut être comparée à la classe inférieure ainsi qu’à la classe supérieure pour mettre en perspective leur poids économique dans la société.

Or, en 2019, la classe moyenne concentre 64,1% de l’ensemble des revenus disponibles des ménages résidents. Le fait que leur part dans l’ensemble des revenus correspond à peu près à leur part dans l’ensemble de la population (64,1% contre 61,4%) indique que la classe moyenne concentre autant de revenus qu’en situation de répartition égale de l’ensemble de tous les revenus des résidents. Les classes inférieures par contre ne concentrent qu’un peu moins de 15% des revenus disponibles alors qu’ils représentent une part deux fois aussi importante dans la population totale.[20] Les classes supérieures concentrent 21,0% des revenus, soit plus du double de leur poids dans la population.

Ces concentrations de revenus sont expliquées d’ailleurs par des niveaux de vie très différents entre les différentes classes sociales. En effet, le niveau de vie annuel médian dans la classe inférieure s’élevait à 23 776 euros en 2019 (29 069€ en euros constants de septembre 2023), tandis qu’il s’élevait à 47 460 euros (58 026 euros de septembre 2023) en classe moyenne et 98 310 euros (120 196 euros de septembre 2023) en classe supérieure.

La classe moyenne est-elle en déclin ?

Qu’en est-il de l’évolution de cette classe moyenne au Luxembourg ? Est-elle effectivement à la dérive comme l’affirme le sociologue Louis Chauvel pour les classes moyennes occidentales et françaises ? Est-elle sous pression et en perte de vitesse comme le constate l’OCDE ?

Or, au Luxembourg, la part des ménages pouvant être considérés comme appartenant à la classe moyenne selon notre définition a significativement baissé entre 1985 et 2019. En 1985, plus de 70% des ménages appartenaient à la classe moyenne et avaient ainsi un niveau de vie entre 75% et 200% du niveau de vie médian de l’époque. Au fil des années, cette part s’est rétrécie continuellement avec une baisse importante entre 2016 et 2018 pour finalement atteindre 61,3% en 2019. Autrement dit, la part des ménages appartenant à la classe moyenne a baissé de 9,6 points en 34 ans, soit une baisse de 13,5% ! Cette baisse significative de la part des ménages appartenant à la classe moyenne s’est faite au profit de manière quasi-égale à la classe inférieure et à la classe supérieure qui ont vu leur part augmenter de respectivement 5,4 et 4,2 points de pourcentage.

Le déclin de la classe moyenne (1985 – 2019)

Données : Luxembourg Income Study (LIS) Database http://www.lisdatacenter.org (Juin 2023) ; graphique et calculs : Auteur

Note : les barres représentent des ruptures de série

Ce constat revient à dire que même si la classe moyenne reste majoritaire, de moins en moins de ménages y appartiennent. En d’autres mots, de moins en moins de ménages se situent autour du milieu de la distribution du niveau de vie et on assiste à une polarisation des ménages ; presque 30% se situent dans la classe inférieure et près de 10% sont dans la classe supérieure. On trouve ainsi quasiment 40% des ménages dans des extrémités, tandis qu’en 1985 ils n’étaient que moins de 30%.

L’augmentation de la polarisation (1985 – 2019)

Données : Luxembourg Income Study (LIS) Database http://www.lisdatacenter.org (Juin 2023) ; graphique et calculs : Auteur

En termes de poids économique, le déclin est encore plus important pour la classe moyenne. En 1985, la classe moyenne concentrait encore 77,1% de l’ensemble des revenus disponibles. Au fil des années, cette proportion a baissé et ne s’élève plus qu’à 64,1% en 2019. Avec 16,9%, la baisse du poids économique dépasse donc la baisse du poids dans la population, ce qui veut dire que la classe moyenne est déclassée et devient comparativement plus pauvre. Le même constat d’un appauvrissement relatif peut être constaté chez la classe inférieure dans laquelle la hausse du poids économique n’a pas pu suivre la hausse du poids dans la population (+18,7% contre +22,4%). En revanche, le poids économique a augmenté plus que proportionnellement dans la classe supérieure (x2 contre x1,8).

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Cette baisse considérable du poids de la classe moyenne ne peut être banalisé, ni d’ailleurs être considéré comme un non-event car « une classe moyenne forte et prospère est essentielle à la réussite de l’économie et à la cohésion de la société » et « les sociétés qui reposent sur une classe moyenne forte […] jouissent […] d’une plus grande stabilité politique et d’une meilleure gouvernance ».[21]

La préservation, voire la consolidation des classes moyennes est donc d’une immense importance pour garantir la stabilité économique et politique d’une société ; d’autant plus que les défis sociétaux auxquels nous serons confrontés en raison de la transition écologique et le changement climatique risquent de demander des sacrifices aux ménages. Le déclin des classes moyennes est à prendre au sérieux, les causes du déclin à combattre et la tendance à renverser !


1. Les classes moyennes sous pression. Régis Bigot. Cahier de recherche N° 249. CREDOC. Décembre 2008.

2. Sous pression : la classe moyenne en perte de vitesse. OCDE. 2019.

3. Titre emprunté du bouquin du philosophe allemand Richard David Precht « Wer bin ich – und wenn ja wie viele? », dont la traduction française peut être « Qui suis-je, et si oui, combien ? ».

4. John Rawls : A Theory of Justice ; Hannah Arendt : La condition de l’homme moderne ; John Locke : Second Traité du gouvernement civil ; Alexis de Tocqueville : De la démocratie en Amérique ; Karl Marx : Manuscrits de 1857-1858 ; Max Weber : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme ; Slavoj Zizek : Vivre la fin des temps.

5. Louis Chauvel. Les classes moyennes à la dérive. Seuil. 2006.

6. Expression communément utilisée dans les discours politiques.

7. Le Mëttelstandsbockel est lié au système fiscal luxembourgeois dans lequel la classe moyenne supporte la part la plus importante des impôts.

8. Les classes moyennes sous pression. Régis Bigot. Cahier de recherche N° 249. CREDOC. Décembre 2008.

9. Jean-Michel Quatrepoint. La crise globale : On achève bien les classes moyennes. 1001 nuits. 2008.

10. Chacun des dix déciles représente 10% de la population. Le premier décile est celui qui regroupe les 10% des ménages les plus pauvres tandis que le dixième regroupe les 10% les plus riches.

11. Les classes moyennes sont-elles perdantes ou gagnantes dans la redistribution socio-fiscale ? Régis Bigot, Émilie Daudey, Jörg Muller, Guillaume Osier. Cahier de recherche N° 297. CREDOC. Décembre 2012.

12. Sous pression : la classe moyenne en perte de vitesse. OCDE. 2019

13. On the identification of the “middle class”. Anthony B. Atkinson, Andrea Brandolini. ECINEQ. 2011

14. Supposons une société très polarisée, dans laquelle la richesse moyenne du 4e décile n’équivaut qu’à 30% de la richesse médiane, tandis que celle du 8e décile correspond au triple de la richesse médiane. Alors l’on inclurait à la définition de classe moyenne à la fois les ménages pauvres du 4e décile et les ménages riches du 8e décile.

15. Le niveau de vie des ménages est calculé sur base du revenu disponible (net d’impôts et de transferts sociaux) en tenant compte aussi de la composition du ménage par une échelle d’équivalence. Pour la définition du niveau de vie dans ce papier l’on a considéré l’échelle dite d’OCDE modifiée qui attribue au premier adulte un poids de 1, à chaque autre adulte un poids de 0,5 et à chaque enfant âgé de moins de 14 ans un poids de 0,3. Ainsi et à titre d’exemple, pour comparer le niveau de vie d’un ménage d’un adulte seul à celui d’un ménage constitué de deux adultes et un enfant, il faut diviser le revenu disponible du second ménage par 1,8 (=1+0,5+0,3).

16. Cette donnée ainsi que l’ensemble des données qui suivent provient de l’analyse des microdonnées du Luxembourg Income Study (LIS). LIS Database http://www.lisdatacenter.org (Juin 2023)

17. Pour passer des niveaux de revenu de 2019 aux euros de septembre 2023 l’on tient compte de l’évolution de l’échelle mobile des salaires ainsi que de l’évolution du niveau de vie réel. Pour appliquer l’évolution du niveau de vie réel, l’on suppose que le niveau de vie des ménages a progressé de la même manière que le salaire moyen. Ces hausses correspondent à 1,1% pour l’année 2020 et 2,2% pour l’année 2021 ; pour les hausses de 2022 et 2023 qui ne sont pas connues à ce moment, l’on suppose une augmentation de 1,013% ce qui correspond à l’augmentation moyenne historique.

18. Notons qu’à raison d’une sous-estimation des données d’enquête en ce qui concerne les revenus de capitaux, les seuils et plafonds « réels » de la classe moyenne peuvent être plus importants.

19. Avec la définition de classe moyenne retenue, la classe moyenne s’étend donc du quatrième au neuvième décile en 2019.

20. En d’autres mots, si tous les revenus étaient répartis de manière égale, les classes inférieures auraient un revenu deux fois aussi élevé qu’en situation actuelle.

21. Sous pression : la classe moyenne en perte de vitesse. OCDE. 2019.