L’élève face aux effets indésirables du numérique

Our future is a race between the growing power of our technology and the wisdom with which we use it. Let’s make sure that wisdom wins. – Stephen Hawking (2018)

Depuis les fermetures des écoles dues à la pandémie COVID-19 et depuis que l’intelligence artificielle a pris son envol, la puissance croissante des technologies et leur développement place l’école devant de nouveaux problèmes pressants qui se présentent comme de nouveaux défis à la portée de l’éducation.

La croissance de l’économie numérique dans les écoles, « la pression en faveur d’une innovation permanente » (OECD, 2014, p.56) suscitent des réflexions et des débats intenses. Étant donné que les développeurs numériques sont systématiquement en avance sur les décisions politiques, et que « de nombreux outils n’ont pas été conçus pour un usage dans le domaine de l’éducation » selon l’UNESCO (2023, p.10), on peut se demander comment dégager les vrais enjeux éducatifs avant de recourir aux technologies comme solution à tous les problèmes.

En guise d’exemple, au cours de l’année scolaire passée, la direction du lycée merschois « Ermesinde » a interdit l’utilisation d’équipements terminaux (ordinateur, téléphone portable, tablette, etc.) dans son enceinte. Le lycée a présenté cette initiative comme un retour à la priorité de l’éducation, tant pour « protéger le potentiel social et intellectuel de notre lycée » que pour « diminuer les effets excitateurs, addictifs et dopaminergiques du smartphone » (2023, https://lem.lu/accom/).

Les arguments avancés par la direction du lycée rejoignent en grande partie l’analyse et les conclusions du nouveau rapport mondial GEM 2023[1] , de l’agence des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) qui lance un appel sans précédent aux pays membres.

En mobilisant de nombreuses recherches scientifiques, menées dans 14 pays et axées sur l’enseignement préscolaire et l’enseignement supérieur, ces études et analyses approfondies ont notamment montré que les obstacles à l’apprentissage en classe relèvent de l’utilisation excessive ou inappropriée de diverses technologies de l’information et de la communication (TIC).

Qu’il s’agisse d’ordinateurs portables, de tablettes ou de téléphones portables, l’utilisation de ces appareils numériques comme outils pédagogiques n’apporte pas nécessairement de plus-value à l’éducation. Le message que l’UNESCO adresse aux décideurs politiques a le mérite d’inciter à plus de vigilance et d’exigence : « Dans le domaine de l’éducation, les technologies éducatives doivent apporter de la valeur ajoutée pour renforcer les systèmes éducatifs et doivent correspondre aux objectifs d’apprentissage » (p.6). Par conséquent, elle recommande d’utiliser les technologies numériques que lorsque celles-ci contribuent aux résultats de l’apprentissage[2].

Aussi, l’Unesco appelle à faire interdire les téléphones portables dans les écoles, engendrant « un effet néfaste » sur l’élève (p.7) « On a trouvé que la simple proximité avec un appareil mobile distrayait les élèves et avait un impact négatif sur l’apprentissage » (UNESCO, 2023, p.4).

Elle attire également l’attention sur le fait que, depuis la pandémie de COVID-19, le temps d’écran des enfants[3] avait augmenté de 50 minutes « aussi bien dans le cadre de l’éducation que dans celui des loisirs » (UNESCO, 2023, p.18). Et déplore que « peu de pays ont adopté des réglementations strictes relatives au temps d’écran. Le temps d’écran prolongé peut avoir un effet négatif sur le contrôle de soi et la stabilité émotionnelle, et ainsi favoriser l’anxiété et la dépression » (p.19).

À ce titre, et bien que plusieurs études en sciences de l’éducation se soient consacrées à la question du « numérique scolaire » et à la surexposition des élèves aux écrans, beaucoup de pays n’abordent le sujet que timidement. Au Luxembourg, ce problème ne figure même pas parmi les politiques gouvernementales prioritaires.

À cela s’ajoute que « peu de pays membres des Nations unies ont adopté « des réglementations strictes relatives au temps d’écran » (p.19) et « moins d’un pays sur quatre a adopté des lois interdisant l’utilisation des téléphones intelligents dans les établissements scolaires » (UNESCO, 2023, p.7). Le Luxembourg n’y échappe pas à la règle non plus.

Par contre, « l’insuffisance des réglementations a entraîné l’utilisation non autorisée de données personnelles à des fins commerciales (UNESCO, 2023, p.11).

De la sorte, l’UNESCO (2023) soulève que les « problèmes de confidentialité se posent lorsque des applications spécifiques collectent des données d’utilisateurs qui ne sont pas nécessaires à leur fonctionnement. À l’heure actuelle, seuls 16 % des pays garantissent explicitement par la loi la confidentialité des données dans le domaine de l’éducation. Une analyse a révélé que 89 % des 163 produits technologiques éducatifs recommandés pendant la pandémie pouvaient surveiller les enfants[4]. En outre, 39 des 42 gouvernements ayant fourni un enseignement en ligne pendant la pandémie ont favorisé des utilisations qui mettaient en péril ou enfreignaient les droits des enfants » (p.8).

Le rapport fait également état que « l’utilisation excessive des technologies de l’information et de la communication (TIC) » (p.7) amplifie l’inattention croissante des élèves en classe et la baisse des résultats scolaires associée à l’échec scolaire.

On notera que la teneur des propos de l’UNESCO est univoque. « Lorsqu’ils envisagent d’adopter des technologies numériques, les systèmes éducatifs doivent toujours veiller à placer l’intérêt supérieur des apprenants au cœur d’un cadre fondé sur les droits. Il faut se concentrer sur les résultats d’apprentissage, et non sur les ressources numériques. Afin de contribuer à améliorer l’apprentissage, les technologies numériques ne doivent pas se substituer aux interactions en personne avec les enseignants, mais les compléter » (UNESCO, 2023, p.6).

Mais le rapport examine aussi la question et la priorité accordée au bien commun. « L’influence croissante du secteur des technologies éducatives sur la politique éducative aux niveaux national et international est source de préoccupation » (p.22). Ce point suscite des inquiétudes quant à la « sphère commerciale et l’intérêt commun » qui selon l’UNESCO « ont des trajectoires différentes […] et « dont la promesse de ressources éducatives ouvertes et d’un Internet ouvrant l’accès à du contenu éducatif n’est souvent pas tenue » (p.22).

Ce contexte que décrit l’UNESCO, et dans lequel se pose aujourd’hui la question d’intérêts de conflits, voire des « intérêts commerciaux du secteur privé [qui] peuvent entrer en conflit avec les objectifs d’équité, de qualité et d’efficacité des pouvoirs publics » (p.19) qui est assurément la résultante d’une société déstructurée par une « mondialisation » toute-puissante. Selon Fourquet (2002), les analyses majeures de Marx et de Polanyi en donnent la justification suivante : « le mode de production capitaliste a brisé les anciens liens sociaux et conquiert la planète (le capitalisme contre les travailleurs) ; […] le marché autorégulateur s’est « désinséré » (disembedded) de la société et la soumet à ses lois (le marché contre la société) » (Polanyi, 1944, p.88).

En faisant fi des problématiques relevées par l’UNESCO auxquelles sont exposés les élèves, il est de plus en plus inquiétant de voir que les politiques dirigent l’école vers l’industrie numérique. Dans ce contexte, on notera au final « une influence disproportionnée sur la production des données probantes » (issue en grande partie des données fiables des entreprises qui cherchent à vendre ces technologies) et une prise de « risques quant aux processus d’achat de technologies éducatives. Les marchés publics sont vulnérables à la collusion et à la corruption » (UNESCO, 2023, p.18).

À l’analyse, il s’avère que ces conflits d’intérêts sont munis de mécanismes brumeux et de visions mal maîtrisées de ce que sont la transparence, l’éthique et la morale dans un État démocratique. Se pose évidemment alors la question de savoir à qui profite donc cette « numérisation massive » ?

Le numérique scolaire, loin d’être un thème marginal des réflexions engagées, en est un sujet central puisqu’il occupe une place décisive dans les systèmes éducatifs jusqu’à constituer un cadre privilégié d’investissement du politique.

La question que soulève l’UNESCO à ce sujet est posée clairement dans l’intitulé de son rapport : « La technologie dans l’éducation : un outil aux conditions de qui ? » N’est-ce pas évident « que les décisions relatives à la technologie dans l’éducation donnent la priorité aux besoins de l’apprenant ? » (UNESCO, 2023, p.22).

Parmi les priorités de sa politique éducative, le Ministère de l’Éducation nationale de l’Enfance et de la Jeunesse soulève que « ces dernières années, l’éducation nationale a été renforcée par de nombreux développements et modernisations. […]. La politique éducative luxembourgeoise se réfère à des lignes directrices qui répondent aux défis des réalités du terrain et défendent les valeurs sociales et démocratiques » (men.lu, 2023)[5].

Force est de constater que « le discours politique traditionnel, les jeux de rôle et les déclarations d’intention des instances ministérielles, embrayent de plus en plus mal sur la réalité de ce qu’on nomme « le terrain » (Boissinot, 2018). La réalité du « terrain » est que « les produits technologiques éducatifs changent tous les 36 mois en moyenne » ! D’emblée, il reste la question de savoir si ce constat impacte également les programmes scolaires ? En revanche, l’industrie numérique s’avère-t-elle bien plus puissante que nous ne voulions le croire ?

Dans un contexte institutionnel démocratique, la protection et le bien-être des élèves dans les écoles devrait être l’objectif suprême. L’UNESCO inscrit les élèves et les résultats d’apprentissage au cœur de ses politiques de l’éducation, et à bien égards renvoie aux multiples méfaits de l’utilisation des outils informatiques qui risquent de parsemer la santé des élèves.

Par conséquent, elle plaide pour une école dissociée de ses effets néfastes numériques et « en veillant à ce que toute utilisation de la technologie soit appropriée, équitable, évolutive et durable ». Elle attache une importance majeure à la compréhension du monde numérique et des mécanismes qui le sous-tendent auxquelles s’ajoutent les « risques et effets néfastes indéniables liés à leur application » (UNESCO, 2023, p.22).

Au miroir des constats de l’UNESCO, il semble évident que ces politiques éducatives contribuent à faire des élèves des consommateurs digitaux habitués à un assujettissement non accoutumé dit « cyberdépendance ». L’objectif d’une politique éducative ne devrait-il pas plutôt être d’éduquer les élèves en “utilisateurs” éclairés et de les sensibiliser à la dépendance aux écrans et aux effets du monde digital ?

En quoi les considérations de l’UNESCO peuvent-elles nous permettre d’y voir plus clair ? Le rapport de l’UNESCO dépeint clairement les responsabilités de tout système scolaire en soulignant que « la rapidité de l’évolution des technologies complique l’adaptation des systèmes éducatifs (p.7) et fait remarquer que pour comprendre le discours sur les technologies éducatives, il faut s’intéresser aux promoteurs de ces technologies et à leur langage utilisé : « Qui promeut les technologies éducatives comme étant une condition préalable à la transformation de l’éducation ? » (p.11).

En résumé, on peut penser que « la technologie est porteuse d’un contexte social et culturel : les technologies touchent toutes les sphères de la vie. Elles élargissent les possibilités de connexion et d’accès à l’information ». Il est indéniable toutefois que les récentes déclarations de l’UNESCO sont préoccupantes et inquiétantes. Le « numérique scolaire » n’épargne pas les élèves, ni au niveau de la réussite scolaire ni au niveau de leur santé et engendre « également des risques en matière de sécurité, de confidentialité, d’égalité et de cohésion sociale, aboutissant parfois à des effets néfastes contre lesquels il faut protéger les utilisateurs » (UNESCO, 2023, p.21).

Finalement, on peut se demander quel est le but de l’utilisation des technologies dans l’enseignement ? Il ne pourra certainement pas s’agir d’une volonté de baisse des résultats scolaires.

Par conséquent, considérer « l’école numérique » comme un défi majeur de l’éducation est une approche tâtonnante condamnée à l’inachèvement.

Bibliographie

Boissinot, A. (2018). Éducation et politique(s) : une relation en question(s). Administration & Éducation, 159, 5-11. https://doi.org/10.3917/admed.159.0005

Fourquet, F. (2002). Une société mondiale?. Revue du MAUSS, (nr 20), 222-240. https://doi.org/10.3917/rdm.020.0222

MENJE (2023). Priorités de la politique éducative. https://men.public.lu/fr/politique-educative/priorites.html

OCDE (2014). Relever les défis fiscaux posés par l’économie numérique. https://www.oecd-ilibrary.org/

UNESCO (2023). Technology in education. https://www.unesco.org/gem-report/en


1. https://www.unesco.org/gem-report/en

2. https://www.unesco.org/en/articles/smartphones-school-only-when-they-clearly-support-learning

3. Enquête sur le temps d’écran, menée auprès des parents d’enfants âgés de 3 à 8 ans en Australie, en Chine, en Italie, en Suède et aux États-Unis.

4. Certains pays ont plutôt interdit l’utilisation d’applications spécifiques dans le cadre de l’éducation pour des raisons de protection de la vie privée. Le Danemark et la France ont tous deux interdit Google Workspace, tandis que l’Allemagne a interdit les produits Microsoft dans certains États. Aux États-Unis, certaines écoles et universités ont commencé à interdire TikTok.

5. https://men.public.lu/fr/politique-educative/priorites.html