La réalité de la flexibilisation du temps de travail

Au lieu d’une réduction du temps de travail, c’est une extension des horaires de travail qui attend les salariés.

A travers les médias luxembourgeois, on a pu lire et entendre à maintes reprises ces dernières semaines et ces derniers mois parler de la flexibilisation du temps de travail dans le cadre de la modernisation du droit du travail. Cela n’a rien d’étonnant, puisque l’entreprise de flexibilisation du temps de travail correspond aux souhaits du nouveau gouvernement libéral-conservateur.

Pour les employeurs, la flexibilité du temps de travail implique l’adaptation des modèles de travail afin de mieux répondre aux besoins de l’entreprise. Il ne s’agit pas seulement des horaires flexibles ou du télétravail, pour lesquels il existe déjà un cadre légal et qui sont déjà mis en œuvre dans de nombreuses entreprises où cela est possible. Ces mesures sont en effet considérées comme des avantages par de nombreux travailleurs. Non, la flexibilisation du temps de travail vise aussi et surtout à normaliser le temps de travail à des heures atypiques comme le soir (à partir de 19 heures), la nuit (après 22 heures) ou le week-end, où il était auparavant strictement encadré par la loi. Le nouveau gouvernement a d’ores et déjà annoncé qu’il supprimerait les restrictions au travail dominical et qu’il réviserait même le repos hebdomadaire.

Ce faisant, on s’efforce de présenter la flexibilisation du temps de travail comme un avantage individuel pour les travailleurs et leur équilibre entre vie professionnelle et vie privée, si malmené ces dernières années. Dans le même temps, on fait comme si le thème de la réduction du temps de travail, qui s’était enflammé lors de la campagne pour les élections législatives de 2023 et avait suscité un grand intérêt tant de la part des médias que des travailleurs, n’était plus d’actualité. En outre, on peut même parfois entendre ou lire que la réduction du temps de travail n’est ni dans l’intérêt des travailleurs ni souhaitée par eux.

Dans ce qui suit, nous voulons vous montrer, à l’aide de quelques données issues de la seule enquête annuelle représentative sur les conditions de travail et le bien-être des travailleurs au Luxembourg, le Quality of work Index Luxembourg, comment la flexibilisation des horaires de travail est vécue par les travailleurs concernés et ce qu’ils souhaitent réellement en matière d’horaires de travail.

L’extension des horaires de travail aux temps de repos, aux dimanches et aux jours fériés étant le principal projet du gouvernement sous couvert de flexibilisation, nous concentrons également nos analyses dans la première partie sur le thème des horaires atypiques, c’est-à-dire le travail le soir (après 19 heures), la nuit (après 22 heures) et le week-end. D’autres aspects de la flexibilité du temps de travail, tels que les horaires flexibles, le télétravail ou les horaires variables (par exemple, lorsque le temps de travail varie d’une semaine à l’autre) sont déjà largement possibles avec la législation actuelle.

Flexibilité unilatérale des horaires de travail

L’un des arguments des partisans des horaires de travail flexibles est que cela offre aux travailleurs une marge de manœuvre individuelle, leur permettant de mieux adapter leurs horaires de travail à leurs besoins et rythmes de vie personnels. Mais cela suppose également que les travailleurs aient leur mot à dire dans la définition de ces horaires. Est-ce donc davantage le cas pour les travailleurs qui travaillent selon des horaires atypiques que pour ceux qui travaillent selon des horaires normaux ?

Dans le cadre de l’enquête Quality of Work, les salariés sont également interrogés sur la mesure dans laquelle ils peuvent participer aux décisions concernant leurs horaires de travail. Pour l’ensemble de la population active, on constate déjà (figure 1) que la proportion de personnes disposant d’un (très) grand pouvoir de décision sur les horaires de travail (27 %) est inférieure à celle des personnes disposant d’un (très) petit pouvoir de décision (47 %), tandis que 26 % disposent d’un pouvoir de décision moyen. D’un point de vue global, on peut donc conclure que les horaires de travail flexibles sont plutôt déterminés unilatéralement par l’employeur pour la plupart des travailleurs et que le niveau de codécision est plutôt faible. En outre, si l’on compare les séries de données des différentes années (sans illustration), on constate que le degré de codétermination n’a cessé de diminuer au cours des dix dernières années, passant de 33 % en 2014 à 27 % en 2023.

Si l’on compare les réponses des travailleurs ayant des horaires atypiques à celles des travailleurs ayant régulièrement des horaires normaux (figure 1), on constate que le degré de participation à la détermination des horaires de travail est encore plus faible chez les travailleurs ayant des horaires atypiques (23 % contre 28 % dans le groupe de référence) et que la majorité de ces travailleurs (55 %) n’ont que peu ou pas d’influence sur leurs horaires de travail (contre 43 % dans le groupe de référence).

Figure 1 : Degré de codécision sur le temps de travail (Question : De quelle manière pouvez-vous décider de vos horaires de travail ?)

Données : Quality of Work Index 2023, graphique : CSL

Force est donc de constater que, dans la grande majorité des cas, les horaires de travail flexibles sont une voie à sens unique, dans laquelle la détermination émane principalement de l’employeur et non du travailleur. En outre, l’extension des horaires de travail aux périodes de repos, aux dimanches et aux jours fériés (horaires atypiques) détériore les possibilités de cogestion et la flexibilité pour les travailleurs.

On pourrait rétorquer à cela que les travailleurs ayant des horaires atypiques savaient avant d’entrer dans la vie active que cela impliquait plus de contraintes et que cela ne change donc rien à leur satisfaction au travail – ni à leur motivation ou à leur bien-être général. Mais cette affirmation est-elle correcte et les travailleurs ayant des horaires de travail atypiques sont-ils vraiment aussi satisfaits, motivés et se sentent-ils globalement aussi bien que ceux qui n’ont pas d’horaires atypiques ?

Un coup d’œil sur la figure 2 montre que la satisfaction au travail des travailleurs sans horaires atypiques (sauf en 2017) est toutefois significativement plus élevée que celle des travailleurs ayant précisément des horaires atypiques. La motivation au travail de ces derniers ne peut toutefois pas en être la cause, puisque les valeurs sont restées au même niveau que celles des travailleurs sans horaires atypiques au fil des années. En ce qui concerne le troisième thème, le bien-être général, on observe une évolution intéressante et inquiétante : Alors que les deux groupes de travailleurs se situaient à peu près au même niveau au cours des premières années de l’enquête et que les deux groupes connaissent une détérioration, les valeurs dérivent toutefois progressivement plus fortement d’année en année au détriment des travailleurs ayant des horaires atypiques, de sorte que ces derniers affichent des valeurs de bien-être général nettement plus faibles au cours des trois dernières années.

Figure 2 : Evolution de différentes dimensions du bien-être et de la santé au travail (valeurs de 0 à 100)

Données : Quality of Work Index 2014 – 2023 ; graphique : CSL

Une explication de l’évolution négative du bien-être des salariés ayant des horaires atypiques pourrait être trouvée dans l’analyse suivante. La figure 3 montre que les salariés ayant des horaires atypiques ont des scores beaucoup plus élevés en ce qui concerne les conflits vécus entre la vie professionnelle et la vie privée, et que ces scores augmentent encore plus au fil des années, creusant ainsi l’écart entre les deux groupes.

Figure 3 : Évolution des conflits entre vie professionnelle et vie privée (valeurs de 0 à 100)

Données : Quality of Work Index 2014 – 2023 ; graphique : CSL

Il ressort de ces conclusions que la flexibilisation des horaires de travail via l’extension des heures de travail aux périodes de repos, aux dimanches et aux jours fériés n’est en aucun cas un gain pour les travailleurs, mais entraîne une détérioration de leur équilibre entre vie professionnelle et vie privée ainsi que de leur satisfaction et de leur santé.

Le débordement du travail sur les phases de récupération

Nous venons d’apprendre que la promesse d’un meilleur équilibre entre l’engagement professionnel et la vie personnelle ne peut pas être tenue par une extension du temps de travail (horaires flexibles). En fait, les travailleurs sont généralement contraints de travailler les week-ends et les jours fériés sans le souhaiter, et doivent donc souvent renoncer aux loisirs en famille ou entre amis. Les périodes de repos sont donc d’autant plus importantes pour permettre aux travailleurs de se reposer et de pratiquer des activités de loisirs, à condition qu’elles soient respectées.

Une phase de récupération importante au travail est la pause, qui est un temps de repos, rémunéré ou non, lorsque le temps de travail quotidien est supérieur à 6 heures. Ce temps de repos vise à protéger la santé et la sécurité du travailleur. Dans l’enquête Quality of Work de 2023, 18% de l’échantillon total ont répondu « souvent » ou « (presque) toujours » à la question sur la fréquence à laquelle ils devaient interrompre ou réduire leur pause de travail. Toutefois, comme le montre la figure 4, les travailleurs ayant des horaires atypiques (travail le soir à partir de 19 heures, la nuit après 22 heures ou le week-end) sont plus souvent concernés par le non-respect des pauses (26 %).

Figure 4 : Fréquence des interruptions et réduction des pauses de travail (en pourcentage)

Données : Indice de la qualité de l’emploi 2023, graphique : CSL

A la fin de la journée de travail, la loi sur le travail exige une période de repos continue d’au moins 11 heures avant le début d’une nouvelle journée de travail, notamment pour protéger la santé et la sécurité du travailleur. Cela vaut également pour les travailleurs qui doivent travailler le soir, la nuit ou le dimanche, mais 10% des personnes concernées déclarent être dans une situation où ce n’est pas le cas tous les jours ou plusieurs fois par semaine et 15% plusieurs fois par mois. En comparaison, les travailleurs qui ne travaillent pas à des horaires atypiques sont 7% à être dans cette situation tous les jours ou plusieurs fois par semaine et seulement 4% plusieurs fois par mois. La non-conformité est donc significativement plus souvent vécue par les travailleurs qui se présentent au travail en horaires atypiques.

Figure 5 : Fréquence du non-respect du temps de repos d’au moins 11 heures entre deux jours de travail

Données : Quality of Work Index 2023, graphique : CSL

Le temps de repos minimum entre deux journées de travail n’étant déjà pas toujours respecté, il est d’autant plus important qu’il puisse être effectué sans être dérangé et sans interruption. Mais malheureusement, la phase de repos en dehors des heures de travail est de plus en plus mise sous pression, comme le montrent les données sur les attentes en matière de joignabilité en dehors des heures de travail (p. ex. par téléphone, e-mail ou smartphone). En seulement deux ans, entre 2021 et 2023, le pourcentage de personnes déclarant devoir être (très) disponibles pour le travail en dehors des heures de travail est passé de 19 % en 2021 à 28 % en 2023. Et là encore, les travailleurs ayant des horaires atypiques sont plus souvent confrontés à cette attente (41 %) que les autres (21 %), comme le montre la figure 6.

Figure 6 : Degré d’attente de joignabilité en dehors des heures de travail

Données : Quality of Work Index 2023, graphique : CSL

En particulier pour les travailleurs ayant des horaires atypiques (le soir après 19h, le soir après 22h ou le week-end), la flexibilité, qui est en fait une extension des horaires de travail, s’accompagne souvent de contraintes, d’une conciliation moins efficace entre vie privée et vie professionnelle et d’un moindre bien-être au travail. En effet, ils exercent une influence moindre sur leurs horaires de travail, sont davantage exposés à des contraintes supplémentaires, comme le non-respect des pauses, le non-respect du temps de repos entre deux journées de travail ou l’attente d’être joignable pour le travail en dehors des heures de travail. Cette flexibilité unilatérale peut avoir des effets négatifs sur la santé et l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée.

Dans ce qui suit, nous nous penchons sur la question de savoir ce que les travailleurs souhaitent réellement en matière d’horaires de travail, afin de mieux maîtriser leur équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Si chacun est libre de penser qu’une réduction du temps de travail est une bonne chose ou non, certains s’aventurent loin et vont jusqu’à affirmer qu’une telle réduction n’est pas souhaitée par les travailleurs. Mais qu’en est-il réellement ?

L’idée de réduire le temps de travail reste toujours d’actualité

Depuis 2018, l’analyse des données sur la qualité de vie au travail compare chaque année le temps de travail contractuel avec le temps de travail souhaité. Il ressort de cette comparaison des réponses que la proportion de personnes souhaitant travailler moins d’heures par semaine augmente d’année en année, de sorte qu’en 2023, 53 % des salariés (contre 33 % en 2018) souhaitent travailler moins d’heures par semaine, tandis que 39 % sont satisfaits de leur temps de travail contractuel et 8 % souhaitent travailler plus (figure 7).

Figure 7 : Pourcentages de personnes souhaitant travailler moins, plus ou toujours le même nombre d’heures par semaine

Données : Quality of Work Index 2018 – 2023, graphique : CSL

Dans de nombreux pays industrialisés, l’idée d’une réduction collective du temps de travail à salaire égal est actuellement discutée ou mise en œuvre, que ce soit par le biais de dispositions nationales ou d’entreprises. C’est pourquoi nous avons voulu savoir, dans l’enquête de 2023, ce que les travailleurs luxembourgeois pensaient d’une réduction générale du temps de travail à salaire égal et nous avons inclus une question à ce sujet dans l’enquête QoW 2023.

Comme le montre la figure 8, 83 % des personnes interrogées au total sont favorables à une réduction générale du temps de travail à salaire égal et 17 % y sont opposées. Les femmes (87 %) sont plus favorables que les hommes (80 %) et les groupes d’âge jusqu’à 44 ans (86-88 %) sont plus favorables que les groupes d’âge 45-54 ans (78 %) et 55 ans et plus (73 %).

Le taux d’approbation est le plus élevé parmi les professions élémentaires (93 %), les employés des services directs, les commerçants et les vendeurs (89 %) et les professions industrielles et artisanales qualifiées (89 %).

Si l’on compare les secteurs d’activité, on constate que les activités spécialisées, scientifiques et techniques (89 %), la santé et l’action sociale (87 %) et les autres services (86 %) sont les plus favorables.

Figure 8 : Pourcentages de personnes favorables ou défavorables à une réduction du temps de travail sans changement de salaire

La flexibilisation et l’extension des horaires de travail ne sont pas dans l’intérêt d’un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée des employés

La présente analyse met en évidence les graves conséquences d’une flexibilité unilatérale du temps de travail, qui équivaut à un allongement des horaires de travail et entraîne une détérioration de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, une baisse de la satisfaction et une dégradation de l’état de santé.

C’est la mauvaise réponse au désir des travailleurs d’avoir de meilleures conditions de travail, un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée, et moins de chevauchement entre le travail et la vie privée. Le véritable souhait des travailleurs est de consacrer moins de temps de vie au travail, d’autant plus que celui-ci est de plus en plus long si l’on y ajoute le temps de trajet, qui est également nécessaire, car personne n’aime perdre plusieurs heures par semaine pour se rendre au travail. En effet, en incluant les trajets, le salarié moyen à temps plein au Luxembourg n’investit pas 40 heures pour son travail, mais plutôt 50 heures (voir figure 9).

Figure 9 : Temps hebdomadaire moyen requis pour des raisons professionnelles (en heures)

Données : Quality of Work Index 2023, graphique : CSL

Le temps de vie et la santé sont des biens précieux dont il faudrait davantage tenir compte. Si ce n’est pas le cas, il ne faut pas s’étonner pourquoi l’économie luxembourgeoise perd de son attrait pour les travailleurs – le mot d’ordre étant le manque de personnel.