L’école luxembourgeoise entre savoirs à enseigner et compétences digitales

« Douter de tout ou tout croire, ce sont deux solutions également commodes, qui l’une et l’autre nous dispensent de réfléchir »[1]

Au cours des dernières années, l’école luxembourgeoise s’est engagée dans une démarche de « qualité et [d’] efficience », et de fabrication de « compétences ». Ces mesures ont été mises en place au détriment d’une éducation démocratique permettant aux jeunes de développer la participation civique à la société et la pensée critique.

Bien que d’innombrables réformes éducatives n’aient pas donné lieu aux résultats attendus, les politiques ne cessent d’introduire des nouvelles réformes parsemées de confusions stratégiques, conceptuelles et terminologiques. Ces confusions ne sont pas anodines, car elles bouleversent le rapport traditionnel aux savoirs.

L’école luxembourgeoise se voue à l’excellence du savoir digital. Dans cette optique, les savoirs digitaux à enseigner ont été systématiquement introduits aux programmes officiels des enseignements scolaires. Comme à l’accoutumée, ces programmes ont été conçus pour répondre aux besoins économiques du pays. Le Ministère de l’Éducation nationale justifie son choix par le rappel des évidences : « La digitalisation de tous les secteurs de notre vie est aujourd’hui une évidence et l’école se doit d’y préparer nos enfants » (2022, MEN, Digital).[2] Au passage, on n’aura pas omis de mentionner d’autres « compétences proprement humaines » englobant les « 5 C »[3], tels que « la pensée critique, la créativité, la communication, la collaboration et le coding »[4]. Suivant une autre formulation assez énigmatique, « l’école contribue à former des enfants forts (staark Kanner) » (2022, MEN, Digital).[5]

Selon le ministre de l’Éducation et de la jeunesse, l’école prépare les élèves luxembourgeois au « développement des compétences en coding (programmation) et de la pensée computationnelle (computational thinking), […], une mission incontournable de l’école du 21e siècle, au même titre que l’enseignement des compétences traditionnelles lire, écrire, compter »[6] :

« Apprendre le coding, c’est apprendre à résoudre des problèmes et comprendre comment les machines réagissent à nos actions. C’est aussi apprendre à les programmer, donc à communiquer avec elles. Ces compétences clés du 21ᵉ siècle sont désormais indispensables. L’école doit obligatoirement les développer si elle veut préparer efficacement les enfants à leur avenir»[7] (MEN, dossier de presse, 2020, p.2).

Comment comprendre la formule « au même titre » ? S’agit-il de surcharger les programmes d’enseignement de nouvelles disciplines, ou de remplacer certains contenus d’enseignement existants par les nouveaux savoirs digitaux ?

Sans surprise, les propos ministériels récapitulent les principales recommandations de l’OCDE (2002)[8] quant aux technologies de l’information et des communications (TIC). D’après l’OCDE, les TIC « jouent un rôle important et croissant dans l’économie mondiale », si bien que « les compétences en TIC sont devenues une forme de savoir général aussi fondamental que savoir lire et compter » (OCDE, 2002).

Or, comme il ne pourra pas s’agir de surcharger les programmes, il faudra procéder à un rééquilibrage des savoirs à enseigner au sein des mêmes programmes d’enseignement existants.

Traditionnellement, le programme scolaire et la pédagogie sont les principaux moyens dont dispose l’école pour atteindre ses objectifs et structurer l’apprentissage. De même, l’école, dans sa fonction principale, développe des savoirs tels que la lecture, l’écriture, le calcul, mais également la parole et la pensée. Ces enseignements fondamentaux permettent d’acquérir les bases de la compréhension du monde, de la société, des différentes cultures, de l’histoire, de la nature, etc. Ces « valeurs culturelles » laissent cependant de plus en plus de la place aux savoirs techniques, voire digitaux.

Par conséquent, il s’ensuit une véritable « disjonction culturelle » qui n’est pas sans poser des problèmes de fond, comme le rappelle Jean Houssaye[9], (1992), professeur émérite de Sciences de l’éducation à l’université de Rouen. Les « tendances lourdes, à savoir l’économisme, le formalisme, les différenciations sociales au sein des savoirs », se comprennent avant tout comme des entreprises de normalisation, de moralisation, d’idéologisation sociales : elles apparaissent comme uniformes quant à l’étroitesse des valeurs scolaires qu’elles véhiculent » (p. 323).

Comment dès lors comprendre la contradiction inhérente aux recommandations de l’OCDE et à son application luxembourgeoise ? La réponse paraît simple : il s’agira de prioriser les savoirs scolaires requis par le marché du travail de demain, fondés sur l’idée d’une industrie 4.0 et déterminés par le développement des TIC au sein des processus de production. Acceptons tout de même que cette vision des rapports sociaux de production avec leurs nouveaux modes d’éducation nous réserve un monde à venir plutôt inquiétant. Il est certainement nécessaire d’adapter l’école aux nouvelles technologies.

Néanmoins, il est troublant de voir décréter le numérique comme principal objectif de l’école. Car, au risque d’enserrer l’éducation dans l’idéologie néolibérale, elle finira par « fabriquer des individus aptes à s’incorporer dans la machine économique », comme le formulent Laval et al. (2011)[10]. Par ailleurs, l’« école digitale » et l’« école design for change », censées préparer à la vie, ou « grandir ensemble dans un enseignement social, inclusif et digital »[11], n’imposent pas seulement un changement de plus dans les programmes scolaires ; elles requièrent également une transformation du métier d’enseignant. D’autre part, les principaux concernés par les savoirs à enseigner, les enseignants, ont-ils été suffisamment formés à enseigner les sciences du numérique ou à l’introduire à leurs fondements et leurs usages ?

L’État, responsable des enseignements, de la pédagogie et de la formation des enseignants, ne semble pas avoir pris la mesure ni du renouvellement des compétences, ni de la culture de ces métiers. D’autant plus que changer l’éducation à partir de normes économiques, sur simple injonction ministérielle, touche aux valeurs fondatrices de l’éducation démocratique. Si selon ce principe d’efficience économique, l’école devient un ersatz d’entreprise, avec comme objectif principal d’assurer la production du capital humain, il paraît important de rappeler le projet d’une école qui viserait « une élévation continue du niveau culturel de la nation »[12].

À quoi s’ajoute que tout système éducatif a un rôle éminent à jouer dans le développement de la politique éducative démocratique. Or, la politique éducative du Luxembourg, visant le « recentrage par l’économique », opère une intégration progressive de l’éducation au monde du travail et estompe graduellement les facultés d’appréhension et de pensée critique du monde dans lequel vivent les jeunes. La formation de la pensée critique, indispensable au fonctionnement démocratique de la société, ne doit certes pas s’opposer à la formation numérique, mais elle doit surtout aussi pourvoir l’élève d’une compréhension des enjeux socio-économiques et politiques de la révolution numérique. C’est cette compréhension, et le savoir qu’elle présuppose, qui lui permettront, comme le souligne Dewey (1931) de développer une « pensée réfléchie »[13], grande limite des compétences algorithmiques.

Par conséquent, même si « nul n’est censé ignorer la loi des algorithmes » (Roelens, 2023)[14], nul n’est censé ignorer l’émancipation de l’élève, voire « l’accompagnement scolaire du devenir autonome […] dans ses dimensions politiques, éthiques, scientifiques, techniques, économiques et sociales » (ibid., p.120). Face à ces enjeux fondamentaux, il est évident que la question de la place de l’élève utilisateur de ces algorithmes reste indispensable.

Ne convient-il pas de se poser des questions politiques, éthiques et scientifiques auxquelles nous devrions nous efforcer de répondre : « comment faire pour qu’aujourd’hui l’école retrouve le sens de savoirs vivants » ? Meirieu (2015) englobant les questions centrales, rarement abordées, notamment celles des savoirs à dispenser à l’école :

  • Quels sont les savoirs importants que l’école doit offrir aux jeunes ?
  • Quels outils pédagogiques doit utiliser un enseignant afin d’aider les jeunes élèves à devenir des sujets dotés d’une véritable pensée critique ?
  • Comment l’accès au « numérique » peut-il devenir un outil de travail pour l’élève et pour l’enseignant, sans pour autant s’imposer comme finalité de l’école ?

1. Henri Poincaré (1917). La Science et l’Hypothèse.

2. Site men.lu https://men.public.lu/fr/grands-dossiers/systeme-educatif/digital.html, consulté le 25 avril 2022. « La digitalisation de tous les secteurs de notre vie est aujourd’hui une évidence et l’école se doit d’y préparer nos enfants. D’autant plus que cette digitalisation est à notre portée, accessible à tous, aussi aux plus jeunes. En amenant les enfants à développer les compétences du futur, auxquelles la digitalisation est intimement liée, l’école contribue à former des enfants forts (staark Kanner) ».

3. https://men.public.lu/fr/grands-dossiers/systeme-educatif/digital.html, consulté le 25 avril 2022.

4. ibid.

5. ibid.

6. Dossier de presse MENJE du 6 février 2020 intitulé « Einfach digital. Zukunfskompetenze fir staark Kanner ».

7. Dossier de presse MENJE du 12 octobre 2020 intitulé « Einfach kodéieren». Introduction du coding dans l’enseignement luxembourgeois. https://men.public.lu/content/dam/men/catalogue-publications/dossiers-de-presse/2020-2021/201012-coding-ecole.pdf

8. OCDE (2002). Perspectives des technologies de l’information.

9. Houssaye, J (1992). Les valeurs à l’école. Presses universitaires de France.

10. Clément, P., Dreux, G., Laval, C., Vergne, F. (2011). La nouvelle école capitaliste. La Découverte. https://doi.org/10.3917/dec.cleme.2011.01.

11. Luxembourg let’s make it happen https://luxembourg.public.lu/fr/vivre/education/education-21-siecle-luxembourg-alphabetisation-francais.html, consulté le 26 avril 2023.

12. Rapport Langevin-Wallon.

13. Dewey, J. (1931). Philosophy and Civilization, « reflexive thinking » (p. 9).

14. Roelens, C. Quels sens pour les savoirs scolaires en démocratie ? Approches, lectures, défis. Recherches en éducation DOI : https://doi.org/10.4000/ree.11549.