Zoom sur les inégalités du patrimoine au Luxembourg

« La cohésion sociale est la capacité d’une société à assurer le bien-être de tous ses membres, en réduisant les disparités et en évitant la marginalisation. »

Les inégalités de patrimoine constituent, à côté des inégalités de revenus, un pilier très important dans l’analyse des inégalités économiques à l’intérieur d’une société. De manière générale, dans pratiquement tous les pays développés, les inégalités patrimoniales sont bien plus aigües que les inégalités de revenu : en raison d’un effet cumulatif plus élevé sur le plan du patrimoine qu’au niveau du revenu, elles persistent davantage que les secondes, le patrimoine se transmettant d’une génération à l’autre en creusant ainsi les inégalités.

Des niveaux de patrimoine très divergents entre les ménages

La première indication d’une distribution inégale du patrimoine (tel que défini par l’enquête quadriennale de la Banque centrale européenne ) est l’indice de Gini qui, en 2018, affichait un score de 0,65. L’indice de Gini variant entre 0 et 1 et atteignant l’unité en situation d’inégalité complète (une seule personne détenant alors tout le patrimoine privé), la présence d’une inégalité patrimoniale relativement élevée au Luxembourg est indéniable ; la comparaison de cet indice de Gini au même indice couvrant les revenus disponibles (de 0,33, respectivement de 0,31 en termes équivalents) souligne d’autant plus l’ampleur des inégalités relative à la distribution du patrimoine.

Cette distribution très inégale du patrimoine telle qu’elle est capturée par l’indice de Gini peut aussi être visualisée par la comparaison des niveaux de patrimoine des ménages appartenant aux différents déciles dans le graphique ci-dessous. Plusieurs observations peuvent être formulées sur la base de cet exercice.

Tout d’abord, les 10% des ménages avec le patrimoine disponible le plus faible ont, en moyenne, un patrimoine négatif. En d’autres mots, une fois la dette liée au patrimoine retranchée, les ménages les plus pauvres n’ont plus de patrimoine, mais une dette nette. Le patrimoine médian net de ce premier décile étant d’environ 1.800€, on peut dire que 5% de tous les ménages au Luxembourg avaient un patrimoine net en-dessous de ce montant en 2018. Plus précisément encore, 3,4% des ménages en 2018 ne possédaient pas de patrimoine net positif. Les ménages appartenant au deuxième décile de patrimoine disposaient toujours d’un patrimoine net très faible qui variait entre 7.000€ et 41.000€, soulignant un dénuement en patrimoine relativement accentué.

Ensuite, il est notable que le patrimoine médian net des ménages est d’approximativement un demi-million d’euros, soit considérablement inférieur (45%) au patrimoine moyen net qui est de presque 900.000€ ; ceci révèle à nouveau une distribution du patrimoine étalée vers la droite .

En se concentrant sur le haut de la distribution du patrimoine, il appert qu’en 2018, 23% des ménages avaient un patrimoine net supérieur au million d’euros et presque 9% étaient même, stricto sensu, multimillionnaires. Les dix pourcents des ménages disposant du patrimoine net le plus élevé affichaient ainsi un patrimoine médian de 2,6 millions d’euros et un patrimoine moyen proche de 4,5 millions d’euros. Plus encore, le 1 pourcent des ménages possédant le patrimoine net le plus élevé voyait leur patrimoine moyen net dépasser les 180 millions d’euros. En résumé, la situation patrimoniale est telle que les ménages appartenant au dixième décile possèdent un patrimoine moyen net qui est 530 fois plus élevé que celui des ménages appartenant aux deux premiers déciles.

Niveau du patrimoine net selon le décile (2018)

La concentration très élevée du patrimoine des résidents

Ces divergences très importantes parmi les ménages en matière de patrimoine impliquent forcément que le patrimoine soit concentré et qu’une petite part des ménages soit en possession d’une part élevée du total du patrimoine net. Notons qu’en cas de distribution égalitaire du capital chaque décile concentrerait 10% du patrimoine, or, le dixième décile, c’est-à-dire les 10% des ménages avec le patrimoine net le plus élevé, concentre à lui seul 50% du patrimoine détenu par les ménages au Luxembourg. En revanche, les 50% des ménages affichant le patrimoine le plus faible concentrent tous ensemble moins de 10% du patrimoine privé. En d’autres mots, la situation est telle que les 10% des ménages les plus fortunés possèdent un patrimoine qui est égal à celui des 90% des ménages restants. De même, les 10% les plus aisés ont cinq fois plus de patrimoine que les 50% des ménages les moins bien dotés en avoirs.

Cette concentration extrême du patrimoine n’offre pourtant pas une vision complète des inégalités qui existent en la matière. Bien au contraire, la concentration du patrimoine total cache des inégalités qui sont beaucoup plus importantes pour certains types de biens que pour d’autres. De manière peu surprenante, on constate que le patrimoine constitué par la résidence principale des ménages est la forme patrimoniale la plus également distribuée (en dépit d’un indice de Gini très important de 0,59) du fait qu’il s’agit d’un type de bien que la part la plus importante des ménages (65,4%) possèdent. En revanche, d’autres formes de patrimoine comme le patrimoine financier ou le patrimoine constitué d’autres biens immobiliers, par exemple, sont distribués beaucoup plus inégalement et affichent un indice de Gini respectivement de 0,96 et 0,92. Or, ce sont pourtant ces autres sortes d’actifs qui sont susceptibles de générer des revenus et contribuent à un renforcement accru des inégalités et à perpétuer un cycle d’inégalités extrêmes, du fait de revenus de patrimoine concentrés.

Le passage du patrimoine au capital

Pour cette raison, il importe de ne pas uniquement étudier la concentration du patrimoine total, mais aussi celle du patrimoine qu’on peut qualifier de productif (ou de capital) – à savoir un patrimoine qui génère (ou du moins qui peut générer le cas échéant) des revenus récurrents aux ménages, abstraction faite des plus-values potentielles sur le reste du patrimoine. Or, en analysant la concentration de ce patrimoine productif net , des inégalités encore plus flagrantes deviennent apparentes. En effet, tandis que les 10% des ménages les plus fortunés concentrent 50% du patrimoine total net, ceux-ci rassemblent 78% du capital net. Simultanément, les 50% des ménages les moins dotés en capital ne possèdent que moins d’un pourcent de ce type de patrimoine. Autrement formulé, 10% des ménages au Luxembourg avaient en 2018 presque huit fois plus de capital productif que ce que détenaient les 80% des ménages disposant du plus faible capital.

Avec un tel niveau extrême d’inégalités du patrimoine, mais encore davantage en termes de patrimoine productif, il n’est guère surprenant que les revenus du capital soient distribués inégalement. Du fait de la nécessité d’un capital de base pour générer un revenu du capital, il est évident que la distribution de l’un a une forte implication sur la distribution de l’autre. Il parait donc clair que si l’on vise à freiner un tant soit peu les inégalités de patrimoine, il convient de juguler les inégalités en matière de revenus du capital, qui sont tout aussi importantes que les premières ; leur réduction est la condition sine qua non pour freiner les inégalités de niveau de vie.

Les inégalités des revenus du capital

La distribution très inégale des revenus du capital constitue une réalité économique qui exerce une pression haussière sur les inégalités totales. Tant que le revenu du capital ne représente qu’une part très faible du revenu total au sein d’une économie, sa distribution inégale n’a que peu d’effet sur les inégalités agrégées. Or, au vu d’une hausse continue de la part du capital dans l’économie, les inégalités nationales peuvent tendre vers la hausse, non pas parce que la distribution des revenus du capital devient plus inégale, mais parce que le poids d’une source de revenu distribuée inégalement (le revenu du capital) est en hausse . Par conséquent, pour comprendre les inégalités dans leur ensemble, l’analyse des revenus du patrimoine devient de plus en plus pressante.

Premièrement, on observe que, tandis que l’indice de Gini des revenus du travail bruts s’élève à 0,56, celui des revenus du capital s’élève à 0,94, signalant une inégalité beaucoup plus importante pour ces derniers. Cette inégalité extrême s’explique en grande partie par le fait qu’une faible proportion des ménages percevaient des revenus du capital en 2018, à savoir 35,4% (contre 73,3% des ménages qui percevaient un revenu du travail). Ainsi, 68% de l’inégale distribution des revenus du capital est due à une fracture intergroupe, c’est-à-dire à l’inégalité qui existe entre ceux qui disposent de revenus du capital et ceux qui n’en ont pas. En revanche, plus de 30% des inégalités des revenus du capital sont expliquées par des inégalités à l’intérieur même du groupe des ménages ayant un tel revenu.

Cette distribution déséquilibrée des revenus du patrimoine se reflète aussi dans une concentration très forte de ces revenus comme le montrent les deux graphiques qui suivent. C’est ainsi que les 10% des ménages avec les revenus du capital les plus élevés concentrent plus de 90% du total de ces revenus. En revanche, les 90% des autres ménages n’en rassemblent que moins de 10%, ce qui signifie que 10% des ménages ont des revenus du capital qui sont plus de neuf fois plus élevés que ceux des 90% restants. D’ailleurs, même si on analyse la concentration des revenus des capitaux parmi les seuls ménages ayant un tel revenu positif (graphique de droite), l’inégalité constatée reste substantielle. En effet, le dixième décile des ménages ayant un revenu du capital concentre quasiment 70% de tous les revenus du capital, pendant que les 70% des ménages avec les revenus du capital positifs les plus faibles n’en concentrent que moins de 10% des revenus du patrimoine.

Ces niveaux d’inégalités sont-ils soutenables, considérant que les inégalités telles qu’elles sont structurées sont persistantes et non provisoires ? En effet, avec des concentrations patrimoniales extrêmes et encore davantage en matière de capital, les inégalités de revenus issus du patrimoine sont inévitables. Les inégalités de revenus du capital renforcent les disparités du patrimoine, de manière à créer un cercle vicieux des inégalités qui ne se réduiront pas de manière naturelle. C’est là que l’on comprend tout l’intérêt de l’impôt ; une réforme fiscale figure ainsi parmi les seules solutions pour freiner les inégalités de patrimoine et des revenus du capital qui en résultent. L’imposition plus juste du capital, tout comme l’élaboration d’un impôt sur les successions ou encore sur la fortune se présentent comme alternatives incontournables de sortie du cercle vicieux des inégalités.


  1. Conseil de l’Europe, 2007
  2. Enquête sur les finances et la consommation des ménages (HFCS), à savoir le total de la résidence principale du ménage, des autres biens immobiliers, de ses actifs financiers, des patrimoine commerciaux et de ses objets de valeur (bijoux, tableaux, voitures, etc.). En l’absence de données administratives rendues publiques, cette enquête, dont la première vague remonte seulement à 2010, est la seule source pour mener des analyses au sujet du patrimoine privé au Grand-Duché. Devraient ainsi être couverts par cette enquête notamment le patrimoine financier placé dans les banques privées (qui s’élevait  à 100 milliards d’euros d’après l’ABBL en 2019) mais aussi la fortune constituée par le patrimoine foncier potentiel par exemple que l’Observatoire de l’habitat a estimé s’élever à 15 milliards d’euros en 2016.
  3. Pour obtenir les déciles, les ménages sont d’abord classés en fonction croissante de leur patrimoine net (valeur du patrimoine – dette liée au patrimoine) et ensuite subdivisés en dix groupes de taille égale, les déciles.
  4. Autrement dit, la valeur du patrimoine qui sépare en deux les ménages de ce premier dixième des ménages, en dessous et au-dessus de laquelle on retrouve chaque fois une moitié des ménages.
  5. Une distribution est étalée vers la droite si la queue de droite (avec les valeurs de patrimoine élevé) est plus longue que la queue de gauche (avec de faibles valeurs de patrimoine).
  6. Le patrimoine productif est défini ici comme : patrimoine net total – patrimoine net constitué par la résidence principale – patrimoine net constitué par les autres types de richesses consommables (par exemple voitures, tableaux, bijoux, etc.). Ce capital est donc formé des actifs financiers, des biens immobiliers autres que la résidence principale ainsi que du patrimoine commercial
  7. Le Regards 6/2018 du Statec, par exemple, a montré que la croissance économique des années 2003-2015 fut globalement pro-riches et marquée par un accroissement généralisé des inégalités.