Pourquoi nous devons envisager une réduction collective du temps de travail

L’organisation du travail que nous connaissons actuellement satisfait très peu de personnes. En effet, d’un côté il y a ceux qui travaillent trop et de l’autre côté ceux qui voudraient pouvoir travailler plus ou travailler tout court.

Selon une enquête représentative menée par l’Université du Luxembourg et la Chambre des salariés (CSL) auprès des salariés au Luxembourg en 2022, 51 % des salariés (contre 33 % en 2018)[1] souhaitent réduire leur temps de travail par rapport à la durée hebdomadaire convenue. Si l’on se réfère au temps de travail effectif, c’est-à-dire en tenant compte des heures supplémentaires (payées ou non), la proportion passe même à 71 %.

Parmi les travailleurs à temps partiel, 22% aimeraient travailler moins, tandis que 25% aimeraient travailler plus d’heures par semaine (contre 6% des travailleurs à temps plein), ce qui signifie que ces derniers considèrent le travail à temps partiel comme une situation subie et en aucun cas comme une situation recherchée. L’enquête a révélé que les travailleurs souhaitent travailler en moyenne 34,4 heures, contrats à temps plein et à temps partiel confondus. Alors que les femmes souhaitent travailler 32 heures, les hommes préfèrent travailler 36 heures par semaine. Or, bien que le désir des hommes de travailler moins soit bien présent, ils ne font souvent pas (encore) ce pas.

Le problème du surcroît de travail

Le souhait de travailler moins s’inscrit également dans le contexte d’un surcroît permanent de travail. D’une part, si le temps de travail moyen fixé par le contrat de travail des salariés à temps plein se situe toujours autour des 40 heures par semaine, le temps de travail convenu des salariés à temps partiel a progressivement augmenté depuis 2014 (avec un ralentissement en 2021 et en 2022) pour se situer à 26,4 heures par semaine. (voir graphique 1).

Graphique 1 : l’évolution du temps de travail convenu, effectif et souhaité (en heures, 2014-2022)

Données : QoW 2014-2022 ; Graphique : CSL

D’autre part, si le temps de travail effectif a varié entre une fourchette de 42,7 à 43,6 heures en moyenne par semaine pour les salariés à temps plein, sans qu’une tendance soit perceptible, il a augmenté de 26,8 à 28,5 heures pour les salariés à temps partiel. Or, le temps de travail effectif moyen se situe toujours entre 2,7 et 3,6 heures au-dessus du temps de travail hebdomadaire convenu pour les salariés travaillant à temps plein, et entre 1,3 et 3 heures pour les salariés travaillant à temps partiel. De plus, il convient de noter que les heures de travail hebdomadaires les plus longues sont effectuées par les travailleurs dont les horaires sont plus flexibles que par ceux qui travaillent dans un cadre d’horaires fixes. L’enquête Quality of Work Index 2019[2] a également permis de montrer que 31 % des salariés qui ont fait des heures excédentaires n’ont obtenu ni temps libre ni rémunération en échange, surtout les dirigeants, cadres et gérants (54%), mais aussi les professions intellectuelles et scientifiques (39%) et les professions élémentaires (33%).

Les travailleurs à temps plein et à temps partiels ne sont pas logés à la même enseigne

En regardent les données disponibles depuis 2018 sur le temps de travail hebdomadaire souhaité (graphique 1), on constate que la moyenne a diminué de 37,9 en 2018 à 35,8 en 2022 pour les salariés à temps plein et se situe toujours en dessous des heures de travail contractuelles et effectives. Les salariés ayant un contrat à temps plein veulent donc travailler moins d’heures que fixées par leur contrat et encore moins que ce qu’ils effectuent réellement.

La situation est différente pour les travailleurs à temps partiel, dont le temps de travail souhaité est inférieur au temps de travail effectif mais supérieur au temps de travail contractuel, à l’exception de 2020. Cela s’explique par le fait qu’ils souhaitent travailler plus d’heures pour obtenir un salaire plus élevé, car il s’agit souvent de temps partiel subi, c’est-à-dire de travailleurs qui souhaiteraient travailler plus qu’à mi-temps, voire à temps plein, mais qui ne trouvent pas d’emploi répondant à ces critères. Or, ce sont les femmes qui se retrouvent plus souvent dans cette situation puisqu’un tiers des femmes (30 %) travaille à temps partiel, soit bien plus que les hommes, qui sont à peine 5 %.

La conciliation vie professionnelle et vie privée et le bien-être au travail sont en mal

En outre, le sentiment de déséquilibre entre vie professionnelle et vie privée ne cesse d’augmenter depuis 2014 (graphique 2). Si en 2014 30 % des participants à l’enquête disaient avoir parfois, souvent ou (presque) toujours des difficultés avec l’équilibre entre la vie privée et la vie personnelle, cela concerne désormais 55% en 2022.

Graphique 2 : Difficultés de concilier vie professionnelle et vie personnelle (en %, 2014-2022)

Données : QoW 2014-2022 ; Graphique : CSL

Là encore, certaines catégories de travailleurs sont plus touchées que d’autres, notamment les femmes (59,3 %) plus que les hommes (51,3 %). Le lien avec les heures excédentaires est évident. Avec les premières heures excédentaires (entre 1 et 5 heures) la proportion d’insatisfaits ou de moyennement satisfaits avec l’équilibre travail-vie privée passe de 47% à 56%. Avec plus de 10 heures excédentaires par semaine, 73% des personnes interrogées ont parfois ou régulièrement des difficultés à combiner les différentes sphères de la vie.

Il n’est donc guère surprenant que des aspects du bien-être des travailleurs tels que la satisfaction au travail, la motivation au travail et le bien-être général n’aient cessé de diminuer au fil du temps et que le risque de burnout et les problèmes de santé ont augmenté presque régulièrement au fil des ans.[3]

Aujourd’hui, les jeunes et les salariés ayant une famille refusent de vivre pour le travail et de ne plus avoir de temps à consacrer à la vie familiale, à des activités culturelles, sportives et citoyennes à cause de longues journées de travail et d’horaires hyper-flexibles. Il serait donc judicieux et intelligent de prendre ces exigences au sérieux, car les entreprises qui ne s’adaptent pas rencontreront des difficultés à recruter et à fidéliser de nouveaux collaborateurs et verront donc leurs possibilités de croissance réduites. En outre, la réduction du temps de travail devient de plus en plus un sujet dans d’autres pays, et c’est le bon moment pour que les entreprises luxembourgeoises se remettent aussi en question, compte tenu de la guerre des talents qui sévit en Europe.

La réduction du temps de travail n’est pas un frein pour la compétitivité

Malheureusement, comme pour toutes les demandes antérieures de réduction du temps de travail, qui sont effectivement passées de 12 heures par jour sur sept jours (fin du XIXe siècle) à 8 heures par jour dans une semaine de cinq jours, les représentants des employeurs utilisent la même rhétorique culpabilisante pour argumenter contre la réduction du temps de travail : Travailler moins d’heures aurait un effet négatif sur la “compétitivité” des entreprises et mettrait en péril la prospérité de notre société. C’est pourtant le contraire qui s’est produit depuis le début des réductions progressives du temps de travail.

Mais de quelle compétitivité parle-t-on ? On peut distinguer deux composantes : la compétitivité-prix et la compétitivité « non-prix ». En ce qui concerne la compétitivité-prix, une réduction du temps de travail n’entraîne pas fatalement une augmentation des coûts et donc des prix, car l’entreprise peut envisager différents leviers pour compenser les effets d’une réduction du temps de travail, par exemple une meilleure utilisation de l’équipement technique grâce au travail en équipes multiples, la productivité du travail, les réductions des cotisations de sécurité sociale offertes par le gouvernement, etc.

La compétitivité « non-prix » se rapporte à la qualité des produits et services vendus par l’entreprise. Les dimensions qui jouent énormément sur la qualité sont l’innovation, la recherche et développement, l’efficience de l’organisation du travail, la formation des travailleurs. La réduction du temps de travail par elle-même a un impact positif sur les dimensions qualitatives de la compétitivité puisque des travailleurs mieux reposés, plus épanouis, sont aussi des travailleurs plus motivés, plus concentrés, plus imaginatifs et créatifs. Pour certains aspects, l’Etat peut donner un coup de pouce comme sur la formation des travailleurs et la mise en place de la numérisation pour simplifier les procédures de travail et améliorer les services.

D’ailleurs la réduction du temps de travail n’est pas un frein pour la compétitivité. Quand on compare le classement des pays selon la durée du travail[4] et selon le classement dans l’ « index de compétitivité global » élaboré par le Forum économique mondial de Davos[5], force est de constater que les pays où le temps de travail est très élevé (Grèce, Pologne, Bulgarie) sont loin derrière dans le classement de la compétitivité et que les pays où le temps de travail est faible (Pays-Bas, Norvège, Danemark) ont un meilleur, voire un excellent niveau de compétitivité. Une réduction du temps de travail peut donc aller de pair avec un niveau élevé de compétitivité.

Figure : Indice de compétitivité en fonction de la durée du travail

Données : Eurostat (LFSA), IMD World Competitiveness Index

En outre, ceux qui pensent que l’augmentation du temps de travail conduira à une plus grande productivité ont fait l’impasse sur la loi de Parkinson, qui dit que le travail s’étend exactement dans la mesure du temps disponible pour l’accomplir – et non dans la mesure de sa complexité réelle. Il est faux de penser qu’une augmentation du temps de travail entraîne mécaniquement une augmentation de la productivité, et cela vaut non seulement pour les travailleurs du savoir, mais aussi pour de nombreux emplois liés au temps dans les services, l’artisanat ou l’industrie.

Inversement, la réduction du temps de travail hebdomadaire pourrait même être un instrument décisif pour « entraîner une augmentation de la productivité horaire et pourrait donc faire partie d’une solution à la faible croissance de la productivité observée ces dernières années »[6]. En outre, les progrès technologiques – numérisation et robotisation (automatisation) – devraient également relancer la croissance de la productivité, du moins à moyen terme, ce qui faciliterait la transition vers une réduction du temps de travail.

La numérisation n’est pas (encore) au rendez-vous

D’ailleurs, si nous parlons de la numérisation dans le contexte de la productivité, nous ne devrions pas négliger où se situe le Luxembourg. Un rapport de la BEI sur la numérisation en Europe 2021-2022[7], basé sur son enquête sur les investissements, classe les pays de l’UE et les Etats-Unis (comme pays de référence) en quatre catégories en ce qui concerne les investissements des entreprises dans la transition numérique : précurseur, niveau élevé, niveau moyen, niveau faible. Le Luxembourg se trouve dans la catégorie “niveau modeste”, ce qui est plutôt décevant pour un pays aussi riche.

Les entreprises et les administrations luxembourgeoises ne devraient-elles pas se responsabiliser et s’améliorer considérablement en matière de numérisation, simplifier les processus et les procédures, ce qui atténuerait certainement la pénurie de main-d’œuvre qualifiée, qui est volontiers avancée comme argument contre une réduction du temps de travail, bien que ces problèmes soient plutôt d’origine interne ?

En outre, la croissance économique ne doit pas être une fin en soi, et pour que la croissance du bien-être et du mieux-vivre ensemble suive celle de l’économie au Luxembourg, c’est le moment de travailler sur ce projet de réduction du temps de travail à salaire égal.

La réduction du temps de travail est un projet ambitieux mais réaliste

La réduction du temps de travail ne peut pas être considérée isolément, mais nécessite des solutions pour toute une série de paramètres qui doivent être pris en compte. Les mesures d’accompagnement suivantes seraient des pistes à envisager : une augmentation des investissements dans la numérisation au Luxembourg, une offensive des pouvoirs publics et des entreprises dans la formation continue des travailleurs, un soutien ciblé de l’Etat aux cotisations sociales des entreprises qui mettent en œuvre la réduction du temps de travail, un changement de mentalité des entreprises vers davantage de confiance à leur personnel dans la cogestion de la flexibilité du temps de travail. Considéré comme un projet global visant à faire travailler au Luxembourg non pas plus et plus dur, mais moins et mieux, ce projet ambitieux pourrait bien réussir et devenir un nouvel acquis social dont on parlera certainement avec beaucoup d’attention depuis l’étranger, comme cela a été le cas pour la gratuité des transports en commun. Bien sûr, il n’y a pas de solutions simples, mais pour envisager une réduction du temps de travail, il faut s’ouvrir à l’idée et imaginer une série de mesures d’accompagnement pour réussir la transition.

Alors pour ne pas se perdre dans des discussions idéologiques sur le sujet de la réduction du temps de travail, pourquoi ne pas simplement lancer un projet pilote ou une phase d’essai avec un échantillon d’entreprises volontaires, comme cela a déjà été fait en Grande-Bretagne et comme cela est en train d’être fait dans d’autres pays ? Une association comme « 4 Day Week global »[8] avec une expérience internationale pourrait être utile à cet égard. On pourra ensuite tirer des conclusions sur la base des expériences acquises. Car dans tous les cas, on ne peut pas éviter le sujet, même si certains pourraient le vouloir, et il vaut mieux aborder le sujet de manière ouverte et positive et développer des solutions plutôt que de s’accrocher à des schémas de pensée dépassés. Enfin, le Luxembourg peut se donner les moyens de travailler moins et plus intelligemment, afin d’améliorer le bien-être de tous ceux qui contribuent à la richesse du pays, c’est-à-dire ses travailleurs.


1. https://www.csl.lu/wp-content/uploads/2023/03/resume_presentation_quality-of-work-index-2022_nr10.pdf

2. https://www.csl.lu/wp-content/uploads/2021/07/csl-presentation-des-resultats-de-la-7e-enquete-francais-2.pdf

3. https://www.csl.lu/wp-content/uploads/2023/02/zwischenbericht-zur-erhebung-2022-2023-01-09.pdf

4. https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/LFSA_EWHUIS__custom_5329583/default/table?lang=en

5. https://www.imd.org/centers/world-competitiveness-center/rankings/world-competitiveness/

6. Stan De Spiegelaere et Agnieszka Piasna, « The why and how of working time reduction » (Brussels: European Trade Union Institute, 2017), 40.

7. https://www.eib.org/fr/press/all/2022-214-the-2021-2022-digitalisation-in-europe-report-the-pandemic-has-made-the-digital-transformation-an-integral-part-of-european-society

8. 4 Day Week Global, une communauté à but non lucratif, qui soutient l’idée de la semaine de quatre jours dans le cadre de l’avenir du travail, a réuni 61 entreprises du Royaume-Uni employant 2900 personnes pour tester une semaine de travail réduite sur une période de six mois selon le modèle 100-80-100™ – 100 % du salaire pour 80 % du temps en échange d’un engagement à fournir 100 % du travail. Cette cohorte, combinée à la précédente provenant d’Irlande, des États-Unis et d’ailleurs, porte à 91 le nombre d’entreprises et à environ 3 500 le nombre de travailleurs qui ont participé à ce projet pilote de semaine de quatre jours au cours des 12 derniers mois. D’autres expériences sont en cours dans la région australasienne, en Europe, en Afrique du Sud, au Brésil et en Amérique du Nord.