Zoom sur le déclin des classes moyennes

Le déclin des classes moyennes, qui ne représente rien d’autre qu’une montée de la polarisation sociale, n’est pas une fatalité. Il s’agit d’une réalité économique et sociale que subissent les ménages pour des raisons à la fois structurelles et politiques.

La période des Trente Glorieuses a soutenu une véritable moyennisation de la société, comme le constata Henri Mendras dans La Seconde Révolution française (1988)[1] : un esprit historique des classes moyennes s’y est développé – elles sont devenues plus nombreuses et plus importantes en termes de poids économique, stimulant ainsi la stabilité politique et la croissance économique de l’après-guerre. Toutefois, au moins une partie de ces effets moyennisant les ménages se sont annihilés depuis et l’essor de la classe moyenne s’est renversé. Depuis les années 1970, mais plus encore depuis les années 1980, la financiarisation de l’économie, le bouleversement des marchés du travail, la délocalisation d’un bon nombre de postes de travail liée à la mondialisation, la désindustrialisation ainsi que la numérisation et la digitalisation ont provoqué la fin de la moyennisation de la société.

C’est ainsi que selon des chercheurs du FMI, les phénomènes structurels économiques de l’automatisation, ainsi que la délocalisation du travail, expliquent à eux seuls quasiment la moitié de la hausse de la polarisation dans les différents États fédéraux étasuniens.[2] À ces changements macroéconomiques mondiaux se sont ajoutés des changements institutionnels (régionaux ou nationaux) avec un impact au moins aussi important pour l’essor des classes moyennes.[3]

L’écroulement des classes moyennes qui a débuté dans les pays anglo-saxons bien avant d’avoir commencé en Europe continentale s’est manifesté au Luxembourg par le passage d’une part des ménages appartenant aux classes moyennes de niveau de vie de 70,9% à 61,4%, soit une baisse de 13,5% entre 1985 et 2019.[4]

La polarisation du marché du travail

Au Luxembourg, l’évolution sur le marché du travail figure parmi les pistes pouvant expliquer ce déclin. En effet, celui-ci s’est polarisé, comme l’a noté le Statec dans son Regards intitulé « Polarisation croissante de l’emploi salarié au Luxembourg »[5].

À partir des microdonnées du Luxembourg Income Study (LIS), il est possible d’illustrer cette polarisation du marché du travail parmi les seuls résidents depuis  1985. Concrètement, jusqu’en 2019, la part des personnes qui ne travaillent ni en tant que cols blancs hautement qualifiés[6], ni dans des professions élémentaires[7] s’est rétrécie fortement en passant de 71,2% en 1985 à 57,0% en 2019. Cette forte baisse de presque 20% des emplois « moyens » s’est faite au profit des emplois hautement qualifiés qui sont passés de 14,1% à 31,0%. Les professions élémentaires quant à elles sont restées à peu près stables.

Comparée à d’autres pays de l’OCDE[8], cette baisse massive des emplois « moyens » au Luxembourg, tout comme la hausse extrême des emplois hautement qualifiés, n’a été nulle part plus marquée.[9]

Graphique : La polarisation du marché du travail

Données : Luxembourg Income Study (LIS) Database http://www.lisdatacenter.org (Juillet 2023) ; tableau et calculs : Auteur

S’il faut, certes, noter cette polarisation du marché du travail, la part des salariés appartenant à la classe moyenne de niveau de vie a considérablement baissé pour tous les salariés, quelle que soit leur profession. Cette baisse de la part des salariés appartenant à la classe moyenne est la plus forte parmi les professions élémentaires : le taux d’appartenance y a chuté de 40% et n’atteint plus que 35,5%. Parmi les salariés à des postes « moyens/intermédiaires » la baisse du taux d’appartenance aux classes moyennes s’élève encore à 18% tandis que parmi les professions hautement qualifiées, la baisse se limite à 14%. S’il y a donc une baisse de la part des salariés appartenant aux classes moyennes, celle-ci est considérablement plus forte pour les salariés à des postes élémentaires que pour les autres.

L’inflation des diplômes et la déflation des classes moyennes

Le phénomène de « l’inflation des diplômes » ajoute une autre dimension de polarisation à ce changement structurel du marché de travail avec un effet non négligeable sur l’essor des classes moyennes. En effet, l’on constate que de plus en plus souvent les salariés disposant d’un niveau d’éducation faible[10] sont actifs dans une profession élémentaire ; avec une éducation faible, il devient donc de moins en moins probable de pouvoir travailler dans des emplois « moyens », voire qualifiés. Alors qu’en 1985, 21,3% des salariés avec un niveau d’éducation faible travaillaient dans des professions élémentaires et 73,1% travaillaient dans des emplois « moyens », les taux respectifs s’élèvent à 36,4% et 60,8% en 2019.

Cette hausse de la concentration des salariés à faible éducation dans des emplois typiquement à (très) faible salaire explique d’ailleurs que de moins en moins de personnes à faible éducation se retrouvent dans la classe moyenne. Entre 1985 et 2019, la part des personnes à niveau d’éducation inférieur appartenant à la classe moyenne s’est rétrécie de 32,9%, passant ainsi de 72,9% à 48,9%.

Parmi les actifs de niveau d’éducation moyen[11], la baisse reste encore très substantielle et s’élève à 21,6% ; le taux d’appartenance aux classes moyennes passe de 82,3% à 64,5%. En revanche, parmi ceux dont le niveau d’éducation est élevé, la baisse du taux d’appartenance aux classes moyennes est considérablement plus faible : en passant de 73,3% à 66,6%, il a baissé de « seulement » 9,2% sur la période 1985-2019, soit trois fois moins vite que le taux des personnes avec un niveau d’éducation faible.

Graphique : Évolution de la part des personnes appartenant aux classes moyennes par niveau d’éducation

Données : Luxembourg Income Study (LIS) Database http://www.lisdatacenter.org (Juillet 2023) ; tableau et calculs : Auteur

Or, ces phénomènes de baisse de taux d’appartenance à la classe moyenne plus importante pour les faiblement éduqués que pour les autres se sont produits dans une période pendant laquelle la part des personnes à niveau d’éducation inférieur s’est fortement réduite. En effet, la part des personnes résidentes avec un niveau d’éducation inférieur a baissé de 77,3% en 1985 à 28,9% en 2019 ; soit une baisse de 63% ! Simultanément, la part de la population avec un niveau d’éducation moyen a plus que doublé entre 1985 et 1997 pour rester relativement constante par après. Les individus avec un niveau d’éducation supérieur quant à eux sont en constante progression : en 1985, ils représentaient 5,2% de la population, alors qu’en 2019 ils sont plus de 35%, soit une multiplication par sept en 34 ans.

Graphique : L’inflation des diplômes – évolution de la part des personnes avec un niveau d’éducation donné

Données : Luxembourg Income Study (LIS) Database http://www.lisdatacenter.org (Juillet 2023) ; tableau et calculs : Auteur

La classe moyenne, éternelle contributrice aux impôts

À ces deux changements structurels de la population résidente s’ajoute une autre dimension institutionnelle qui a contribué au déclin des classes moyennes : l’impôt.

Par sa force de réduction des inégalités, voire de la polarisation au sein d’une société, l’impôt, et plus particulièrement l’impôt net, qui correspond à la différence entre impôts payés[12] et transferts sociaux perçus[13], constitue une variable d’énorme importance.

Or, en analysant l’évolution du taux d’imposition « effectif », qui rapporte la différence entre impôts payés et transferts sociaux perçus au revenu brut hors transferts sociaux, l’on voit que la charge socio-fiscale a augmenté significativement pour les classes moyennes et inférieures tandis qu’il n’y a guère eu de changements pour les classes supérieures.

En effet, le taux d’imposition « effectif » médian des ménages de la classe moyenne a progressé de 13,2% en 2002[14] à 21,4% en 2019, ce qui correspond à une hausse de plus de huit points de pourcentage et de 62%. Sur cette même période, la charge socio-fiscale sur les ménages appartenant aux classes inférieures a progressé de 2,5% à 10,9%, soit une hausse tout aussi importante en termes de points de pourcentage. En revanche, pour les ménages des classes supérieures, le taux d’imposition effectif n’a quasiment pas changé ; il a même légèrement reculé de 22,1% à 21,6%.

Comparativement aux classes supérieures, les classes moyennes et inférieures profitent de moins en moins de la progressivité du système socio-fiscal. De fait, l’écart de l’impôt net devient de moins en moins important entre classes moyennes et classes supérieures ainsi qu’entre classes inférieures et classes supérieures.

Graphique : L’évolution du taux d’imposition effectif médian selon la classe sociale

Données : Luxembourg Income Study (LIS) Database http://www.lisdatacenter.org (Juillet 2023) ; tableau et calculs : Auteur

Ce déséquilibre entre l’évolution des impôts nets payés peut d’ailleurs aussi être illustré en analysant combien les différentes classes sociales contribuent au financement du système socio-fiscal.

Or, il appert que les classes moyennes financent en 2019 72,8% du système socio-fiscal, les classes inférieures le financent à hauteur de 2,1% et les classes supérieures supportent 25,1% de la contribution socio-fiscale. Étant donné que les classes inférieures représentent 29,5% des ménages, mais qu’elles ne contribuent qu’à hauteur de 2,1% au système socio-fiscal, l’on peut dire qu’il existe bel et bien une redistribution du haut vers le bas au sein du système. Par extension à ce raisonnement, il est notable que, vu que la classe moyenne représente 61,4% des ménages, mais qu’elle finance 72,8% du système, la redistribution se fait en partie aux dépens de la classe moyenne. De manière peu surprenante, les classes supérieures paient une part du système qui est plus importante que leur poids dans la société (21,6% du financement contre 9,1% des ménages).

En analysant l’évolution de cette contribution fiscale apportée par les différentes classes sociales, une moyennisation de la charge fiscale peut être observée, aux profits des classes supérieures et aux dépens des classes moyennes ! Entre 2002 et 2019, la part que les classes moyennes supportent dans le financement du système socio-fiscal redistributif a augmenté de 66,4% à 72,8% alors que la part des ménages appartenant à la classe moyenne a baissé sur la même période de 68,3% à 61,4% ! Autrement dit, alors qu’elles deviennent de moins en moins nombreuses, les couches moyennes de la population supportent une part de plus en plus élevée de la charge fiscale.

En revanche, la part du système fiscal financée par les classes supérieures a baissé de 33,7% à 25,1% alors que les classes supérieures sont devenues significativement plus nombreuses au cours de cette période.

Graphique : L’évolution du financement du système socio-fiscal

Données : Luxembourg Income Study (LIS) Database http://www.lisdatacenter.org (Juillet 2023) ; tableau et calculs : Auteur

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Il s’ensuit que, si les changements structurels de la population et du marché du travail sont difficilement, voire pas du tout contrôlables, le levier d’action doit se porter sur les facteurs institutionnels qui compriment les classes moyennes. Une réforme fiscale juste, augmentant l’efficacité du système socio-fiscal à réduire les inégalités, est primordiale pour revenir sur le chemin de la moyennisation de la société luxembourgeoise, pour consolider la position des classes moyennes et pour aider les classes inférieures à s’en sortir. Un aplatissement du Mëttelstandsbockel par des allègements fiscaux pour une très vaste partie des ménages, une hausse du taux d’imposition marginal pour les très hauts revenus, une égalisation entre imposition des revenus des capitaux et des revenus du travail et une indexation du barème à l’inflation sont certaines d’une multitude de pistes à suivre.

Une réaction décidée et ferme est nécessaire, car l’enjeu n’est pas le moindre ; selon Louis Chauvel « L’écart entre les promesses de progression et le constat du déclin, la frustration qui en résulte, suscitent un rejet général du système politique démocratique, fossilisé dans ses certitudes de stabilité et de rationalité, notions oblitérées par le déclassement systémique. »


1. La seconde Révolution française. Henri Mendras. Gallimard. 1988.

2. Hollowing Out: The Channels of Income Polarization in the United States. Ali Alichi, Rodrigo Mariscal, Daniela Muhaj. IMF Working Paper 17/244. 2017.

3. Wage inequality within and between firms : Macroeconomic and institutional drivers in Europe. Wouter Zwysen. ETUI Working Paper 2022.02. 2002.

4. Dans cet article, la classe moyenne est définie comme étant l’ensemble de tous les ménages dont le niveau de vie se situe entre les 75% et les 200% du niveau de vie médian. Pour plus d’information veuillez lire l’article « La classe moyenne – c’est moi ! ».

5. Polarisation croissante de l’emploi salarié au Luxembourg. Statec. Regards N°17. 2020.

6. Les cols blancs hautement qualifiés correspondent aux emplois définis comme niveau 1 et 2 dans la classification internationale type des professions (CITP, ISCO en anglais) ; ils regroupent ainsi les métiers de directeurs, cadres de direction et gérants ainsi que les professions intellectuelles et scientifiques.

7. Les professions élémentaires correspondent aux métiers d’ouvriers et d’employés non qualifiés tels que vendeurs, portiers, nettoyeurs, etc.

8. 18 pays ont été analysés dans cette étude, notamment l’Allemagne, l’Australie, la Belgique, le Canada, le Danemark, l’Estonie, les États-Unis, l’Espagne, la France, la Hongrie, l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, le Mexique, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la Slovaquie et la Tchéquie.

9. Job polarization and the middle class: New evidence on the changing relationship between skill levels and household income levels from 18 OECD countries. Andrea Salvatori, Thomas Manfredi. OECD Working Papers No. 232. 2019.

10. Le niveau d’éducation faible/inférieur est défini comme représentant celui de l’ISCED 2011 0, 1 ou 2. Il s’agit notamment de parcours scolaires fondamentaux ou de parcours de l’enseignement secondaire inférieur.

11. Le niveau d’éducation moyen correspond aux codes ISCED 2011 3 ou 4 ; il s’agit donc d’une éducation secondaire supérieure ou post-secondaire non tertiaire.

12. Afin de tenir compte de la participation socio-fiscale, les cotisations sociales obligatoires payés par les ménages sont considérées comme impôts.

13. Les pensions ne sont pas considérées comme transferts sociaux dans le sens redistributif dans cet article. En effet, l’on considère que les pensions sont des droits acquis par les salariés auxquels ils ont contribué tout au long de leur carrière professionnelle.

14. À ce stade, les données fiscales ne sont pas disponibles pour les années avant 2002 dans la base de données du LIS.