Le faible système redistributif luxembourgeois – Une analyse comparative

La montée des inégalités observée au cours des dernières décennies fait débat quant aux causes et aux solutions éventuelles pour contrecarrer ce phénomène de plus en plus important et problématique, où l’État providence et le système sociofiscal sont au centre de l’attention. Le Politmonitor de novembre 2022[1] fait état d’une situation nationale où 68% des électeurs jugent la cohésion sociale plutôt faible ou très faible, et un électeur sur deux a le sentiment de vivre dans une société injuste.

« Quand je me regarde, je me console,
quand je me compare, je me désole »

Un correcteur en panne ?

Le système luxembourgeois fait certes baisser le niveau des inégalités primaires de revenus dans la population et réduit le risque de pauvreté, comme le Statec le constatait en 2014[2] : « on peut dire que le système sociofiscal luxembourgeois est bien redistributif dans la mesure où les 40% des ménages les plus aisés contribuent au revenu des 60% moins aisés2. » Mais, force est de constater que les transferts sociaux monétaires, qui donnent « davantage, en proportion de leur revenu, aux ménages les moins favorisés2 », corrigent de moins en moins bien les inégalités entre les ménages : « la politique sociale et fiscale a de plus en plus de mal à réduire de manière significative le niveau des inégalités au Luxembourg[3]. »

Dès lors, il semble primordial d’analyser la façon dont différents systèmes socio-fiscaux performent dans la réduction des inégalités. Une telle analyse comparative et internationale est réalisable par l’observation de l’évolution de l’indice de Gini au fur et à mesure des interventions sociales et fiscales[4].

L’indice de Gini comme outil pour mesurer l’effet redistributif d’un système socio-fiscal

En effet, en calculant d’abord l’indice de Gini des revenus bruts du marché avant impact fiscal et social et ensuite l’indice de Gini des revenus disponibles après impôts et transferts sociaux[5], il est possible de déterminer l’effet redistributif du système sociofiscal d’une société en comparant la différence entre les deux indices obtenus. De cette manière, on peut observer si, et si oui, dans quelle ampleur les transferts sociaux et les impôts ont réussi à faire baisser l’indice de Gini et, subséquemment, les inégalités de revenus (c’est-à-dire à réduire les disparités entre ménages).

En comparant l’effet redistributif des systèmes parmi les pays de l’Organisation de la Coopération et du Développement Économique (OCDE), il devient très vite apparent que la capacité du système fiscal et social luxembourgeois à réduire les inégalités de revenus telles qu’elles sont mesurées par l’indice de Gini se montre modeste en comparaison internationale ; celui-ci affiche la deuxième plus faible performance, seule l’Estonie faisant moins bonne figure : au Luxembourg, les impôts et les transferts sociaux réduisent l’indice de Gini de seulement 34% (de 0,50 à 0,33), alors que, dans des pays tels que l’Irlande, la Slovénie et la Finlande, ce taux s’élève à plus de 45%. Le Luxembourg, qui est le neuvième pays le plus inégalitaire parmi les 16 pays analysés en termes de revenus avant impôts et transferts sociaux, devient le troisième pays le plus inégalitaire après prise en compte de l’imposition et des transferts sociaux.

La capacité du système sociofiscal luxembourgeois à réduire les inégalités de revenus est donc très limitée et mériterait d’être améliorée considérablement.

 

Cette analyse de l’efficacité des politiques fiscales et sociales n’est pas neuve et peut être menée sur un bon nombre d’années. Pourtant, cette analyse des inégalités pâtit d’un manque notoire, à savoir qu’elle ne se concentre que sur les inégalités de revenus et fait complète abstraction des inégalités de patrimoine, généralement plus sévères que les premières. Ainsi, il n’est guère possible de conclure, à partir de cette analyse partielle, si un système social et fiscal est véritablement plus efficace qu’un autre à combattre les inégalités économiques totales au sein de la population, patrimoine inclus. Pour ce faire, il contient de couvrir à la fois les patrimoines des ménages, d’un côté, et les impôts en relation avec ce patrimoine, de l’autre côté, afin de rendre cette analyse mieux achevée et plus complète.

Vers un modèle combiné d’évaluation « revenu-patrimoine » de l’effet redistributif sociofiscal ?

Dans un document de travail de l’OCDE paru en 2021, Sarah Kuypers, Francesco Figari et Gerlinde Verbist se sont attaqués à cette problématique de l’absence du patrimoine dans l’analyse habituelle, afin de déterminer la capacité réelle des États à réduire les inégalités par les impôts et les transferts sociaux. En intégrant le patrimoine et les impôts y liés[6], les auteurs de cette analyse innovante proposent une vision plus complète de la capacité d’un système sociofiscal à diminuer les disparités sociales ; à cette fin, ils incluent le patrimoine dans le revenu des personnes en le morcelant en annuités perçues sur la durée de vie de ces dernières[7].

On s’en serait douté, mais l’effet redistributif des systèmes socio-fiscaux des seize pays de l’OCDE analysés diminue de manière très claire. Effectivement, alors que, dans l’approche n’incluant pas le patrimoine, les impôts et les transferts sociaux, les systèmes actifs dans ces pays parviennent à réduire l’indice de Gini entre 31% et 48%, cet effet ne varie plus qu’entre 9,5% et 31% lorsque l’on considère les inégalités de patrimoine.

En comparant à nouveau les systèmes sociofiscaux, le Luxembourg affiche, dans ce cas aussi, le deuxième effet le moins égalisateur parmi les 16 pays analysés, l’Espagne figurant seule derrière le Grand-Duché. Plus précisément, l’organisation sociofiscale luxembourgeoise est dans l’incapacité de réduire l’indice de Gini de plus de 14%, loin en-deçà des taux supérieurs à 28% (le double !) atteints par les méthodes de la Slovénie, la Slovaquie, la Finlande et la Grèce. Après l’Espagne, le Luxembourg est aussi le pays pour lequel l’effet redistributif diminue le plus rapidement lorsque l’on passe d’un modèle d’évaluation simple basé sur le revenu à un modèle combiné « revenu-patrimoine », comme l’équipe de l’OCDE en fait la tentative. En effet, dans cette approche « revenu-patrimoine », l’effet redistributif est de presque 60% plus faible que dans le modèle « revenu », alors que cette réduction d’impact était de moins de 40% pour la Grèce, la Slovaquie, la Slovénie, la France et l’Estonie.

En résumé, alors que les inégalités de revenus (approximées par le Gini) baissent au Luxembourg de 34% en raison des impôts et des transferts sociaux, le recul n’est plus que de 14% si on considère les inégalités de revenu et de patrimoine.

En comparaison au système des autres pays européens de l’OCDE, la flagrante faiblesse relative du système sociofiscal à réduire les inégalités, connue de longue date en considérant le modèle « revenu » d’évaluation, parait d’autant plus déplorable lorsque l’on inclut les inégalités de patrimoine dans l’analyse. Ceci souligne sans aucun doute le fait que le modèle luxembourgeois ne s’adresse pas (ou que très peu) aux inégalités de patrimoine, signe sans doute d’un système fiscal avantageux pour les détenteurs de capital et une absence quasi-complète d’impôts sur le patrimoine.

Plus généralement, la faible nature redistributive du système luxembourgeois peut avoir différentes raisons : soit les instruments socio-fiscaux en place sont insuffisamment ciblés (du fait d’une faible progressivité de l’impôt[8] par exemple), soit le nombre ou le niveau des impôts au Luxembourg est trop faible.

Quid de la progressivité des instruments redistributifs au Luxembourg ?

L’indice de Kakwani est utile pour comparer la progressivité des différents outils des systèmes socio-fiscaux dans les différents pays. En effet, cet indice est une mesure de progressivité[9] qui est égale à 0 en cas d’impôts ou de transferts proportionnels, négative si l’instrument étudié est régressif ou augmente au fur et à mesure que la progressivité s’accentue. Ainsi, un indice de Kakwani élevé est signe d’un instrument redistributif qui bénéficie aux ménages les plus pauvres (« pro-pauvre »), alors qu’un indice négatif est plus avantageux pour les plus aisés (« pro-riche »). En comparant l’indice de Kakwani pour les différents pays, force est de constater que, même si le Luxembourg n’appartient, et de loin, pas aux pays avec les impôts les plus progressifs, le contraire n’est pas vrai non plus.

Alors qu’en considérant le modèle de revenu simple, le Luxembourg a un indice de Kakwani qui est légèrement en-dessous de la moyenne et de la médiane[10], la situation se dégrade lorsque l’on prend en compte le patrimoine. En effet, dans ce modèle, la progressivité du système socio-fiscal s’éloigne de la moyenne des pays européens de l’OCDE selon Kuypers et al. Autrement dit, les impôts liés au capital et au patrimoine sont considérablement plus faibles que ceux liés au revenu, de telle manière que l’indice de Kakwani se réduit de presque 25% en passant du modèle « revenu » au modèle combiné « revenu/patrimoine ».

La progressivité du système redistributif dépend aussi fortement du type d’outil sous-jacent ; certains instruments du système redistributif sont ainsi beaucoup plus progressifs que d’autres. En effet, alors que les transferts sociaux sont l’outil sociofiscal le plus progressif au Luxembourg (à l’instar de tous les autres pays de l’OCDE), les contributions sociales sont l’outil le plus régressif, quel que soit le modèle considéré. En comparaison internationale, il est notable que les contributions sociales sont plus régressives au Luxembourg que dans les autres pays. De même, il appert que les impôts sur le revenu du capital sont moins progressifs au Luxembourg qu’en moyenne dans les 16 pays analysés.[11] Pour les autres types d’impôt le Luxembourg a une progressivité qui est légèrement plus importante que la moyenne. Finalement il importe de noter que le fait que les impôts sur le capital aient un indice de Kakwani plus important que les autres types d’impôt n’est pas forcément dû à une taxation plus progressive de cette sorte de revenu parmi ceux qui perçoivent un tel revenu, mais plutôt au fait que ce ne sont presque seulement les plus aisés qui ont un tel type de revenu et qui dès lors paient cet impôt.

 

 

Or, la comparaison des indices de Kakwani entre les différents États peut uniquement donner l’information si les différents instruments sociofiscaux sont effectivement ciblés en considérant la population totale. En revanche, à partir de cette comparaison rien ne peut être conclu quant aux niveaux de ces outils, ni quant à la progressivité à l’intérieur du seul groupe impacté par l’outil en question. Autrement formulé, cette comparaison ne peut pas donner d’indication dans quelle ampleur chacun des instruments sociofiscaux réduit effectivement les inégalités. Ainsi est-il que même si les impôts sur le revenu du capital sont plus ciblés que les impôts sur le revenu des personnes physiques (d’après la comparaison des indices de Kakwani), les premières ont un effet beaucoup moins important que les secondes sur la réduction des inégalités. En effet, de manière plus générale, les impôts sur le revenu du capital ainsi que les impôts liés au patrimoine n’ont quasiment pas d’impact du tout sur la réduction des inégalités du simple fait que leur niveau est très faible, et pas forcément à cause d’un manque de ciblage comme l’a montré la comparaison des indices de Kakwani.

Globalement, il résulte que le Luxembourg est un mauvais élève en matière de réduction des inégalités par la voie des transferts sociaux et de l’imposition. Seule l’Espagne a un système sociofiscal qui réduit l’indice de Gini moins fortement que le Luxembourg. De même, le fait que le taux de réduction des inégalités baisse plus fortement au Luxembourg que dans quasi tous les autres pays lorsque l’on passe d’un modèle simple d’évaluation reposant sur les revenus à un modèle combinant revenus et patrimoine, souligne soit que les inégalités de patrimoine au Luxembourg sont plus fortes qu’ailleurs, soit que les impôts liés au patrimoine sont plus faibles, soit que ces deux facteurs se combinent.

D’une manière ou d’une autre, il importe que la situation s’améliore si le Luxembourg veut véritablement assumer ses responsabilités en matière d’équité sociale. Certes, le système sociofiscal est redistributif, comme l’a souligné le Statec dans son « Regards », mais l’élève grand-ducal ne peut-il pas mieux faire ? Dans un système ancré sur une imposition progressive et un État providence, la redistribution est impérative ; la comparaison internationale souligne pourtant que cette redistribution, bien qu’elle existe indéniablement, est insuffisante pour réduire les inégalités, mettant ainsi en exergue la nécessité d’une imposition plus juste du capital et du patrimoine.


  1. Réalisé par Ilres pour RTL et le Luxemburger Wort.
  2. Regards 4/2014 du Statec.
  3. Analyses 7/2020 du Statec sur le PIBien-être.
  4. Ce coefficient de Gini, variant entre 0 et 1, atteint l’unité en situation d’inégalité complète où un seul individu détient l’ensemble des revenus ou du patrimoine ; il devient nul en cas d’égalité absolue. Cet indice est applicable à toutes les économies, quel que soit leur degré d’inégalités, du fait qu’il couvre l’ensemble de la distribution des inégalités, sans être trop dépendant des évolutions aux seules extrémités de cette distribution
  5. Il s’agit des transferts sociaux en espèces, abstraction faite des prestations sociales en nature (en matière de soins de santé, logement, etc.) ou de la taxation indirecte (de type TVA et accises). L’observation est de ce fait incomplète ; néanmoins, selon le Statec (op. cit. note 3), « la prise en compte des transferts en nature souffre de nombreuses difficultés méthodologiques qui limitent ainsi la robustesse des résultats » lorsque ceux-ci sont intégrés.
  6. Pour le Luxembourg, les impôts liés au capital inclus sont notamment l’impôt foncier, les droits d’enregistrement et les droits de succession. Ne sont pas inclus les impôts sur les plus-values et l’impôt sur les sociétés à cause d’un manque de données.
  7. Ainsi par exemple, un immeuble d’une valeur de 600’000€ est considéré comme représentant un revenu annuel de 50’000€ pour une personne dont l’âge est 12 unités en-dessous de l’espérance de vie nationale.
  8. Le taux d’imposition s’élève-t-il suffisamment avec la valeur du revenu qui augmente ?
  9. Cet indice mesure le degré de progressivité d’un outil redistributif par la différence, parmi les ménages, entre la concentration de l’instrument redistributif (impôt, transfert social, etc.) et celle des revenus avant impôts.
  10. Si la moyenne constitue un point d’équilibre dans une série de données avec une valeur la plus approchante pour l’ensemble de la population, la médiane en est la valeur centrale, séparant la population en deux groupes égaux.
  11. Notons en outre que l’impôt sur le revenu du capital ainsi que les impôts liés au patrimoine qui ont une progressivité très faible ne sont pas statistiquement significatifs dans le modèle revenu d’après l’étude de Kuypers et al.